La transplantation rénale est une thérapeutique innovante et extraordinaire dans l'histoire de l'humanité. C'est en effet avec l'application de cette technique que l'homme devient médicament pour l'homme, c'est-à-dire des éléments du corps de l'un sont utilisés comme moyen thérapeutique pour l'autre. L'application de cette transaction sociale, non commerciale, nécessite des interactions multiples et complexes qui doivent trouver une cohérence sur le plan médical, chirurgical, relationnel et éthique. Le droit ne pourrait rendre possible cette transaction qu'à travers ce qui ressemblerait à une entorse à certains principes. Le premier principe est celui qui empêche que le corps humain soit traité comme un pur objet. Or, le mutiler ou en prélever des organes semble bien porter atteinte à la personne et à l'intégrité de son corps, même mort. Le deuxième principe concerne la finalité thérapeutique du geste. Si celui-ci est bénéfique pour le receveur, il faut bien admettre que la mutilation de la personne décédée n'a aucun bénéfice thérapeutique pour elle. En effet, l'intégrité du corps cadavérique est le témoignage de la personne elle-même avec lequel elle se confondait de son vivant. Le problème majeur que pose la transplantation rénale est celui de l'éthique. Reste à savoir ce qu'on peut entendre par éthique. La formulation de « l'humainement acceptable » semble intéressante, car elle ne contrevient pas au respect fondamental et universel de la dignité humaine. La transplantation rénale ne relève pas seulement de la « bioéthique » qui prévaudrait comme domaine de spécialistes, en particulier de médecins. Une spécialisation ne peut pas régenter « l'éthique » elle-même sans risquer de la subordonner à des finalités autres que le respect des valeurs. La mutilation du corps humain est un domaine sensible qui suscite des réactions passionnelles et parfois épidermiques. Certains voient cela comme une atteinte à l'unité identitaire de la personne. Avec l'instrumentalisation du corps humain, les reins devenant médicaments, l'individu qui est ce corps semble être ramené, réduit à un moyen, ce qui le nie comme une personne libre et autonome. Le moyen n'existe toujours que relativement à une fin (un but) qui lui est extérieure. On peut dire que l'homme est une fin en soi, c'est-à-dire qu'il n'a pas besoin de justification extérieure à lui-même pour exister. A ce titre, il ne peut être légitimement instrumentalisé. La finalité de la transplantation rénale est thérapeutique. Elle prend en considération le bien d'autrui. Mais comme la greffe passe par le prélèvement d'organes, à ce titre elle se sert d'un tiers pour atteindre sa finalité thérapeutique légitime. Ce tiers (la personne vivante ou décédée) serait purement instrumentalisé si l'on pratiquait sur lui cet acte contre son gré, sans son accord préalable ou son consentement. C'est là la notion centrale qui est le pivot philosophique et juridique permettant l'instrumentalisation d'autrui. Le consentement n'est pas une concession, un accord mou ou contraint, mais un acte affirmatif de la volonté de l'affirmation d'une liberté : un choix. Le consentement pourrait être défini comme suit : « …Consentir, c'est avoir considéré la possibilité du refus, puis avoir refusé de refuser… La noblesse du consentement, c'est l'affirmation implicite de la négation d'une négation, du refus d'un refus… ». On pourrait dire ainsi que le consentement au don d'organes, par refus de son refus est comme un don en puissance. Dans le domaine médical, il faudra prendre très au sérieux, c'est-à-dire comme un impératif catégorique, la nécessité absolue du consentement du sujet sur lequel un acte sera pratiqué. C'est la condition même du respect de la dignité humaine faute de laquelle les dérives les plus horribles sont immédiatement possibles. Au nom d'une idée moderniste de la médecine, on remettrait en cause les principes de la médecine humaniste. La médecine est humaniste ou n'est pas médecine, son projet c'est la santé de l'homme et non une volonté de maîtriser la vie. Le respect de la dignité de l'être humain passe irréductiblement par celui du consentement de l'individu.Le « consentement présumé » présente des ambiguïtés et la formulation « qui ne dit mot consent » ne peut être prise en considération dans notre société. Le médecin qui n'a pas directement connaissance de la volonté du défunt est dans une position délicate pour recueillir le témoignage de la famille. Est-il besoin de rappeler que le recueil du témoignage de la famille est particulièrement difficile dans des circonstances d'un prélèvement potentiel d'organes, c'est-à-dire en salle de réanimation alors que l'on vient d'annoncer la mort inattendue d'un être cher ? Ce contexte peut induire à des affirmations passionnelles et contradictoires relativement à ce qu'aurait été l'intention de la personne décédée. On peut ajouter que les proches interprètent souvent la demande de témoignage qui leur est faite comme concernant leur propre avis sur la question du prélèvement. Ils n'ont pas encore eu le temps d'accepter la réalité de la mort de l'être cher : corps encore chaud, ventilé qui leur semble seulement endormi. Le médecin n'ose pas poser la question du prélèvement de peur d'une réaction fortement négative de l'entourage, surtout dans un contexte de perte de confiance de l'opinion publique à l'égard des instances médicales et des services de santé, qui manquent de beaucoup de moyens dans notre pays. Les enquêtes d'opinion dans le monde révèlent l'existence d'une majorité de positions favorables au don d'organes, mais le fossé est énorme entre le nombre de répondants favorables au prélèvement et celui des personnes ayant envisagé réellement, avec leur famille, la conduite à tenir en cas de décès. Dans certains pays développés, les statistiques concernant cette question montrent que moins de 0,5% de la population informée a fait connaître, par écrit, son accord ou son refus d'un prélèvement. L'instauration d'un registre automatisé des refus n'a pas notablement modifié cette situation dans ces pays. Les travaux effectués entre 1983 et 1985 par l'ancienne équipe de néphrologie du CHU Béni Messous (1) et présentés à la conférence internationale, « Prospectives de la transplantation rénale en Algérie », le 13 avril 1985 avaient montré que 60% des sujets, toutes catégories socioprofessionnelles confondues, étaient favorables au don d'un rein de leur vivant à un parent et 80% étaient favorables au prélèvement de leur rein après leur décès, si celui-ci servait à sauver une vie humaine. A ce sujet, le professeur Ahmed Aroua avait trouvé dans les textes sacrés la formulation suivante : « la mutilation de l'être humain est un acte sacrilège, mais ce dernier devient un bienfait s'il sert à sauver une vie humaine et ouvrira la porte du Paradis au donateur. » Cette même formulation a été faite par le docteur Dalil Boubekeur, recteur de la Mosquée de Paris, en janvier 2008 dans El Watan. Malgré ses opinions très favorables, le don d'organes en Algérie a beaucoup de mal à s'effectuer. Dans ce contexte, il nous faut aller jusqu'au bout des ambiguïtés et de la complexité de la transplantation rénale pour tenter une honnête mesure de sa valeur éthique. La question du don ouvre à plusieurs problématiques qu'il nous faudra aborder : « Le don est l'action d'abandonner gratuitement à quelqu'un la propriété ou la jouissance de quelque chose. » A qui appartient le corps ? Le principe de la non-patrimonialité du corps fait ressortir que l'on ne peut donner que ce qui nous appartient, à savoir si le corps et ses éléments nous appartiennent en propre. Or, le droit stipule que le corps du défunt n'est pas un « objet versé au patrimoine ». On ne peut donc pas en hériter. Il n'appartient même pas à la famille du défunt, entendue comme héritière. Les héritiers ne peuvent pas en disposer à leur guise et décider légitimement pour lui d'un prélèvement d'organes ou de son refus. Le plus souvent, les proches se sentent les propriétaires du corps de l'être cher, ils peuvent penser que l'amour qu'ils lui portent les autorise à une sorte de « transfert de propriété » qui n'existe pas. Non seulement le corps ne revient pas aux héritiers, mais ce qui est encore plus fondamental, pour la loi, c'est que le « corps humain en pleine propriété n'appartient à personne, pas même à soi ». Ainsi, nous sommes en quelque sorte « les usufruitiers » de notre corps. Dans le droit algérien, à la différence d'autres législations ou d'autres contrées, le corps n'appartient même pas à la société. Dans la législation algérienne, la problématique trouve sa réponse dans la formulation de textes sacrés : « A Dieu nous appartenons et à Dieu nous retournerons. »Il est utile de rappeler que dans certaines sociétés, encore dans le siècle passé, le droit avait considéré certains êtres humains comme des esclaves, c'est-à-dire « biens meubles » transmissibles dans l'héritage comme toute « chose ». La loi des hommes a pu permettre de refuser la dignité à des hommes et les a exclus comme êtres appartenant à l'humanité. Ce danger écarté pour l'instant doit rester dans la mémoire vive de tout individu. Le principe de la « non-disponibilité » du corps établit qu'il n'y a que les choses qui sont dans le commerce qui peuvent faire l'objet de conventions. Le corps humain est « hors commerce juridique » et n'entre pas dans le champ des conventions. Ainsi, l'aliénation de son corps serait esclavage et la vente de ses organes n'a pas de valeur juridique. Le droit algérien ne reconnaît pas comme légal le commerce des organes, pas plus que celui des autres produits du corps comme le sang. Cela est en relation directe avec la dignité humaine. Celle-ci est indispensable pour la personne qui ne peut disposer à sa guise de sa propre dignité humaine en commercialisant un de ses organes. Nous avons tous une limite à disposer de notre corps. Cette limite est imposée par le respect de la dignité humaine qui est donc le fondement du principe de la non-disponibilité du corps humain. Le législateur n'a pas donné de définition à la dignité humaine. Son contenu est donc subjectif, mais repose sur des fondements d'ordre éthique ou philosophique et non législatif ou juridique. Il s'appuie donc sur une définition de l'humain mais ne saurait s'accommoder des appréciations subjectives de chacun. Le législateur reconnaît une « dignité en soi » et pas seulement « pour soi ». Tout ce qui touche à l'homme en relèverait. Est indigne ce qui déshumanise la personne. Les organes humains ont une dignité et non un prix que l'on puisse évaluer. Le troisième principe est celui de la gratuité. Aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête à une expérimentation sur la personne, à un prélèvement d'éléments de son corps ou à la collecte des produits du corps (sang, etc.). Ces trois principes conjugués (non-patrimonialité, non-disponibilité du corps et non-rémunération du prélèvement) établissent clairement ce qui ne contrevient pas au principe fondamental de la dignité humaine. De la relation abstraitement définie du don à la réalité de l'application concrète, un certain nombre de problèmes surgissent au niveau « principiel » et juridique. En effet, la gratuité, le don, ne concernent que le premier stade de l'échange, celui, abstrait en fait, entre le donneur et le receveur potentiel : le consentement de donner gratuitement, après sa mort, un élément de son corps à autrui. Mais, l'élément du corps est ensuite « valorisable » : le coût de la préparation, transformation, conservation de l'échantillon et les techniques mises en œuvre sont facturables par des entités administratives. Il y a bien une rétribution des praticiens pour les actes médicaux et chirurgicaux effectués et pour les personnels impliqués. Ainsi, l'ensemble de la transplantation rénale a un coût et d'une certaine façon un « prix ». Ce coût est pris en charge par la collectivité, par l'intermédiaire de l'assurance maladie, expression de la solidarité nationale. On n'a donc pas affaire au « marché » à proprement parler, et l'organe prélevé ne devient pas une marchandise, mais plutôt un objet d'une transaction sociale dont l'intermédiaire est tout le système organisationnel, institutionnel et médical d'une grande complexité et qui, lui, a un « prix ». « Cette médiation médicale », qui centralise et redistribue des ressources rares, dénature la réciprocité qui caractérise le don. La délicate question de la répartition juste des greffons doit être encadrée par la législation afin d'assurer la plus grande équité possible. Pour conclure, il n'y aurait que peu de problèmes concernant la greffe rénale chez l'homme, si son préalable incontournable n'était pas le prélèvement d'organes sur l'homme. C'est cet « acte choquant » (la mutilation du corps humain) qui comporte de nombreuses connotations négatives dans la plupart des sociétés. Il n'est pas souhaitable, d'un point de vue social, de « banaliser » cette démarche. Il ne sera en effet jamais banal ou anodin de prélever des organes d'une personne décédée pour entrer dans le processus de soin d'une autre personne. C'est un geste grave qui ne peut être assumé que dans la pleine conscience de ce qu'il implique pour être digne. Le don d'organe enrichit autant celui qui donne que celui qui reçoit. Il enrichit aussi le lien social en rétablissant une réciprocité qui en est le principe même. Le dépassement désintéressé de soi offre paradoxalement la possibilité d'un échange et concourt à l'établissement d'une sociabilité non purement utilitariste mais éthique. Ainsi, pour essayer de faire admettre juridiquement et éthiquement l'intérêt thérapeutique d'autrui par transplantation rénale, il est nécessaire de faire évoluer la législation. Celle-ci sera confrontée à la présence d'intérêts et d'exigences contradictoires, qu'il faudra concilier dans le respect des principes fondamentaux du droit et de leurs fondements éthiques. H. S. : Néphrologue, directeur de la Maison du rein, Palm Beach, Staouéli, Alger, membre fondateur et ancien président de la Société algérienne de néphrologie, membre fondateur et ancien président du Comité pédagogique de néphrologie, ancien chef de service de néphrologie du CHU Béni Messous (1)- Réflexions éthiques sur le don d'organes : A propos d'une étude prospective réalisée en Algérie (1983 et 1985) : Conférence internationale, « Prospectives de la transplantation rénale en Algérie »,13 avril 1985 Pr H. Salah, Dr M. Nemmar, Dr M. Khodjabach, Dr N. Hamari, Dr S. Ferhaoui, Dr S.Vengadabady.