Hormis la création d'un parlement arabe, le changement du système de vote (le principe de la majorité substituera à celui du consensus) et enfin la création d'un mécanisme de suivi des décisions prises lors des sommets arabes, le 17e sommet des chefs d'Etat arabes, qui se tiendra ces jours-ci à Alger, ne débouchera pas sur la création d'un conseil arabe de paix et de sécurité. L'exclusion de ce projet de l'ordre du jour des travaux de ce sommet est très significative de la persistance d'une vision de la sécurité arabe héritée depuis les premières années de la guerre froide. Et s'en étonner relève de la naïveté et d'une méconnaissance des fondements sous-jacents de cette vision qui a donné naissance au système sécuritaire arabe actuel. Le système sécuritaire arabe : entre logique transnationale et logique westphalienne En effet, le système sécuritaire arabe en vigueur n'est que l'émanation de mutations sur lesquelles les pays arabes n'ont aucune prise. Colonisés pour la plupart d'entre eux, les pays arabes ne pouvaient faire autrement que de subir les conséquences de ces mutations voulues par les grandes puissances de l'époque et les intérioriser dans leurs relations bilatérales. La création de la Ligue arabe en est l'une des conséquences. Bien que la création de cette organisation ne soit pas d'inspiration endogène, la Grande-Bretagne en était l'inspiratrice, les pays arabes, dont certains n'étaient pas encore indépendants, se sont appropriés la structure pour en faire l'instrument de la promotion de l'action arabe commune. Avec l'accession d'autres pays à l'indépendance, la nécessité de développer cette action commune s'est fait davantage sentir. Cela d'autant que la création de l'Etat d'Israël en 1948 a été perçue par eux comme une menace sérieuse à leur sécurité. De fait, toute la rhétorique sécuritaire arabe s'est recadrée autour de cette menace. Et dans le sillage de cette rhétorique a émergé l'idée d'une défense arabe commune, matérialisée dans l'accord du 14 mars 1950 sur la défense commune et la coopération économique. L'idée qui le sous-entendait se résumait à la dilution des représentations sécuritaires nationales dans le moule transnational panarabe. Cependant, les faits ont vite démontré que cela est loin d'être réalisable. Ainsi l'idée d'une unité arabe, qu'on croyait sacrée et hermétique à toute autre interprétation, s'est-elle révélée une notion flexible, ballottée entre la logique westphalienne et la logique transnationale. Rien n'est plus illustratif de la flexibilité de cette notion d'unité arabe que les rivalités de leadership ayant opposé certains dirigeants arabes, notamment entre l'ancien président égyptien Djamel Abdenasser et le défunt roi Hussein de Jordanie et entre les anciens présidents syrien et irakien, Hafez Al Assad et Saddam Hussein ou encore entre ce dernier et certains dirigeants du Golfe. Mais le principal point de rupture dans le discours sécuritaire arabe reste la signature par l'Egypte d'un accord de paix avec Israël en 1978. Annonçant ce que le politologue Fouad Adjami appelle la fin du panarabisme, l'accord égypto-israélien cristallise de façon saillante ce schisme qui caractérise ce discours. Il démontre la prévalence de la logique nationale sur la logique d'ensemble, en ce sens qu'avant qu'Israël ne s'engage à restituer les territoires annexés en 1948 et 1967, l'Egypte a négocié la restitution du plateau de Sinaï. Plus récemment, lorsque les Etats-Unis ont lancé avec une trentaine de pays l'opération « Tempête du désert » contre l'Irak en 1991, le Maroc, l'Egypte et la Syrie et des pays du Golfe n'ont pas hésité à mettre en sourdine la solidarité arabe pour promouvoir leurs propres intérêts. On pourrait rétorquer que l'engagement des pays cités témoigne d'une certaine solidarité dans la mesure où il s'agissait de venir en aide à un pays agressé par un autre. Il n'en reste pas moins que, rarement dans l'histoire de la Ligue arabe, les divisions entre pays membres n'ont été aussi saillantes que lors de la crise du Golfe. Les pays arabes n'ont pas réussi à résoudre cette crise et à éviter ainsi l'implication de puissances extrarégionales. En fait, le cœur du problème réside dans cette incapacité des membres de la ligue à concilier leurs propres intérêts et ceux de l'ensemble de la communauté arabe. Sinon comment expliquer l'effritement du camp arabe depuis son émergence officielle en 1945 en axes évoluant au gré des changements qui affectent l'ordre régional arabe ? Le poids des arrangements sécuritaires bilatéraux On peut avancer une multitude de raisons expliquant cette ambivalence dans la logique sécuritaire arabe. Toutefois, il importe de préciser au préalable que, tel qu'il a été formulé, l'accord de défense de 1950 ne pouvait en aucun cas donner naissance à une défense arabe commune. Il est question de concertation et de coordination des plans de défense en cas d'agression ou de menace d'agression, mais nullement de la création d'une structure supranationale à laquelle les pays membres doivent conférer leurs prérogatives en matière de défense. Aucun pays arabe n'était, et n'est toujours pas, disposé à conférer ses compétences militaires à une organisation supranationale comme la Ligue arabe ou une autre institution1. En revanche, la préférence est allée vers la conclusion d'accords de défense bilatéraux avec des acteurs extrarégionaux comme c'est le cas de l'Arabie Saoudite, du Koweït et du Bahreïn avec les Etats-Unis ou des coopérations sécuritaires entre ce pays et l'Egypte, le Maroc et la Jordanie ou prochainement entre l'Algérie et la France dans le cadre d'un accord d'amitié. Ces formes d'arrangements sécuritaires bilatéraux constituent le trait dominant de la pratique sécuritaire arabe, et leur poids dans l'évolution de la dynamique sécuritaire régionale n'est pas négligeable. Cependant, ces arrangements sécuritaires bilatéraux avec des acteurs exogènes n'excluent nullement l'existence d'arrangements arabo-arabes. Les pays de la région, comme pour démontrer une certaine volonté de s'autonomiser vis-à-vis des puissances externes, ont développé des formes de coopération sous-régionale telles que le Conseil de coopération du Golfe (CCG) en 1981 et l'Union du Maghreb arabe (UMA) en 1989, dénotant ce faisant la fragmentation du système sécuritaire arabe en une série d'ensembles sous-régionaux2. Peut-on parler dans ce cas de défense commune ? Si pour le cas de l'UMA la défense commune reste une notion très abstraite, le CCG a traduit une solidarité certaine entre les pays membres. Solidarité mainte fois manifestée (agression du Koweït par l'Irak en 1990 et le conflit opposant les Emirats arabes unis à l'Iran sur les trois îles situées dans le golfe arabo-persique). Ces aspects suggèrent l'existence d'une certaine perception de défense commune. L'autre exemple à signaler est la « Déclaration de Damas » du mois de mars de 1991 entre la Syrie, l'Egypte et les membres du CCG. Il est cependant impossible de parler de défense arabe commune dans sa définition globale pour la simple raison que les motivations sous-jacentes ayant présidé à la création de ces sous-ensembles régionaux participent plus de la volonté de préserver la sécurité des Etats stricto sensu où la définition de la sécurité nationale se confond le plus avec celle du régime que celle de l'ensemble du monde arabe. La situation se complique davantage si on adjoint les autres formes de coopération sécuritaires que les pays arabes de la rive sud de la Méditerranée développent avec l'Otan depuis 1994. Suggéré par cette dernière, ce dialogue consacre en réalité la dilatation des frontières géostratégiques du système sécuritaire arabe. L'idéologie moyen-orientale substitut à l'idéologie panarabiste ? De fait, c'est toute la philosophie sécuritaire arabe qui se retrouve ainsi vidée de sa substance : le panarabisme. Au lieu de se fondre dans le moule de l'action commune arabe où la défense de la nation arabe doit être la raison d'être de toute action sécuritaire entreprise par l'ensemble des pays de la région, les politiques de sécurité nationale vont se fondre dans un moule où les contours sont définis de l'extérieur. Les décisions prises lors du dernier sommet de l'Otan, qui s'est tenu à Istanbul les 28 et 29 juin de l'année dernière, confortent cette hypothèse. Ce dernier a posé les jalons d'un nouvel ordre moyen-oriental à travers la promotion du dialogue méditerranéen vers un partenariat pour la coopération et celle d'une initiative pour le partenariat avec les pays du Golfe, dans le prolongement de la vision américaine sur le Grand Moyen-Orient (GMO). Au-delà des évolutions institutionnelles, ces propositions dénotent la nouvelle orientation prise par l'Alliance atlantique en direction des pays de la région et préfigurent l'architecture selon laquelle sera structuré le système sécuritaire moyen-oriental. Plus concrètement, il s'agit de la création d'un ensemble géopolitique plus large incluant des acteurs non arabes, comme Israël et la Turquie. Les frontières de cet ensemble géopolitique s'étendent, selon les Américains, du Maroc au Pakistan. Elles signifient également la clôture du débat et les controverses suscitées sur l'implication de cette organisation militaire en dehors de son périmètre géographique, en tentant de s'imposer comme l'acteur central de la sécurité moyen-orientale3. Dans cette perspective, la mission de l'Alliance atlantique dans cette nouvelle architecture sécuritaire moyen-orientale se veut plus globale. En effet, et en plus de son rôle dans la gestion de la guerre en Irak4, dans le « processus de reconstruction » en cours et probablement dans la lutte antiterroriste, l'Otan se verra confiée des missions non militaires, entrant dans le cadre de ce que la rhétorique occidentale appelle « la démocratisation du Moyen-Orient ». L'objectif recherché est l'instauration d'une « gouvernance sécuritaire » rompant avec la tradition sécuritaire en vigueur dans la région. Implicitement, les propositions de l'Otan signifient l'exclusion de la Ligue arabe de tout rôle sécuritaire - même si le rôle qu'elle assume depuis sa création en 1945 n'est pas à la hauteur des missions qu'elle s'était assignées - en lui substituant de nouveaux mécanismes multilatéraux assis sur une idéologie autre que celle que véhicule traditionnellement le discours sécuritaire arabe : l'unité arabe. Si en tant que variable indépendante le système régional arabe n'est qu'un chapelet d'échecs à répétition5, cette conclusion ne s'applique pas audit système en tant que variable dépendante. Ainsi, ce que la Ligue arabe n'a pas été en mesure de réaliser - à savoir primer la logique transnationale sur la logique westphalienne -, les Etats-Unis et l'Otan sont en passe de le réaliser avec cette différence que le transnationalisme prôné par ces derniers a pour référence le moyen-orientalisme et non le panarabisme. En définitive, l'histoire se répète : l'idée de la Ligue arabe annonçant la naissance du système régional arabe était inspirée par la puissance dominante de l'époque, le Royaume-Uni. Les Etats-Unis ont pris le relais en refaçonnant ce système sur de nouvelles bases, les leurs. Notes 1- Volker Perthes, « Dynamiques régionales au Proche et au Moyen-Orient et limites des influences extérieures », in Politique étrangère, 3/2001. pp. 664. 2- Ibid, p. 662. 3- Fred Tanner, « Nato's role in defense cooperation and democratisation in the Middle East », in International Spectator, 4/2004, p.105. 4- L'implication officielle de l'Otan dans la gestion de la guerre en Irak a été décidée lors du sommet d'Istanbul, notamment pour ce qui est de la formation des forces de sécurité irakiennes. 5- Le point d'orgue de cet échec reste la deuxième et la troisième guerre du Golfe. Sur l'échec de ce système notamment durant la guerre de 1991, cf. Yazid Sayigh, « La crise du Golfe et l'échec du système régional arabe » (en arabe), in El Moustakbel el arabi, n°149/7/ 1991, pp.4-19.