Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.
Belkacem Boukherouf. Enseignant-chercheur à l'université de Tizi Ouzou, militant des droits de l'homme : Le combat identitaire est le marqueur démocratique en Algérie
Pouvez-vous nous parler de la genèse de la revendication identitaire en Algérie ? La question identitaire a toujours constitué la lame de fond de la lutte pour le recouvrement de la souveraineté nationale et, au lendemain de l'indépendance, corollaire au combat démocratique et des droits humains en Algérie. En cela, tous les combats menés par les Algériens ont mis en avant les fondements de la personnalité algérienne aussi bien à travers les fameuses «constantes nationales» dont les gouvernements successifs ont fait un fonds de commerce et un élément de régulation des rapports de force politiques, qu'à travers la revendication amazighe et les luttes pour les droits de l'homme portés par le Mouvement culturel berbère dans les années 80 et l'opposition démocratique à partir des années 90. La prise de conscience d'une partie de l'élite kabyle dès le début du XXe siècle, notamment du fait de l'instruction à l'école coloniale et de l'engagement syndical et politique des premiers émigrants dans les usines de l'Hexagone, a permis d'accélérer la manifestation de cette problématique dans les structures politiques naissantes d'alors. Ce fut une quête des militants du Mouvement national d'une démarcation nette de l'identité française que la France coloniale a voulu imposer par l'effort d'assimilation, mais aussi de la personnalité panarabiste imaginaire à laquelle les maîtres d'Orient voulaient arrimer l'Algérie. C'est l'une des problématiques sociopolitiques qui a largement et profondément marqué l'histoire contemporaine de l'Algérie, du Mouvement national à ce jour. La crise anti-berbériste de 1949 et les conflits de leadership durant la Révolution puis ceux de la gouvernance à l'indépendance ont tous été marqués par une arrière-pensée identitaire dont on a toujours reporté le débat. La structuration de la mouvance identitaire à partir des années 1960, notamment dans les milieux de l'émigration, a redonné un souffle à cette question que le pouvoir a cru définitivement enterrée. La naissance du Mouvement culturel berbère (MCB) a donné une profondeur politique inégalée à la question identitaire en l'insérant dans le cadre d'un projet de société transversal, qui la lie à d'autres thématiques comme les droits culturels, la liberté d'expression, les droits de la femme et la laïcité. L'ouverture politique de la fin des années 1980 a démocratisé le débat sur la question identitaire. Les enjeux, étant décomplexés, ont vite pris une place centrale dans le projet de société auquel devrait aspirer l'Algérie. La pression militante a eu ses fruits : tamazight est langue nationale et officielle. L'aspect linguistique en partie réglé subsiste, à présent, la nécessité d'introduire le débat sur la dimension culturelle et identitaire de la question amazighe. Fondamentalement, il convient de répondre à la question de savoir si l'algérianité de demain, celle de l'Algérien contemporain, s'accommodera sans complexe de l'amazighité comme fondement essentiel de sa personnalité. Bien du chemin reste à parcourir. Même aujourd'hui, quelques aspects de la question identitaire restent encore non tranchés. L'intrusion de la question religieuse dans la sphère culturelle et politique a pourfendu l'espoir de construire une identité apaisée qui définirait l'Algérien qui, pour l'heure, se cherche pour se retrouver. Y a-t-il, selon vous, un lien entre la protestation identitaire et le mouvement populaire enclenché le 22 février pour demander le départ du système ? Sans doute. Le combat identitaire est le marqueur démocratique en Algérie. Ce sont les bourgeons de cette lutte, inédite dans sa forme et précieuse dans son contenu, qui ont éclos pour faire naître l'essentiel des luttes sociales et politiques qu'ont menés les acteurs politiques depuis des décennies. Les événements que connaît l'Algérie depuis maintenant quelques mois ne devraient nullement émaner du néant. Il y a, certainement, un point de départ. Et si l'on observe de près, le combat démocratique porte en lui des caractéristiques qui déteignent sur le mouvement du 22 février. Une dynamique pacifique : à l'instar du combat identitaire, l'insurrection citoyenne de ces derniers mois a décliné, comme postulat de lutte, le caractère pacifique des manifestations et a adopté des moyens de lutte qui privilégient le calme, la sérénité et la paix. Même précaire, ce pacifisme inaugure une nouvelle perspective de lutte face aux errements et aux atermoiements du régime despotique. Cette posture, similaire à celle du mouvement d'Avril 1980 notamment, a bouleversé le rapport de force politique à l'avantage de la population, au détriment des institutions qui ne privilégient, dans d'autres circonstances, que la riposte violente, la manipulation et l'invective. La défaite du régime est de l'ordre du symbolique qui, éculé face à cette forme inédite de lutte, se ravise et révise ses stratégies de riposte face aux contestations populaires. La parole libérée : autant l'action du Mouvement culturel berbère a libéré la parole, particulièrement en Kabylie, autour des questions de l'identité et des droits de l'homme, autant ce mouvement protestataire a libéré les énergies de lutte autour de la citoyenneté et de la problématique globale de la gouvernance du pays. Désormais, aucune question ne sera taboue aux yeux de l'Algérien : ni les personnes ni les idées, encore moins les institutions ne seront sacralisées ou, tout au moins, élevés au rang de l'intouchable. Tout devient sujet à débat et aucune limite n'est, à présent, admise dans la construction des objets de revendication. La peur a changé de camp. L'épanouissement que tire l'Algérien de sa participation à cette dynamique inédite va se décliner à l'avenir comme un contre-pouvoir actif contre tous les abus. En matière de citoyenneté, comme c'est le cas du mouvement identitaire en matière des droits linguistiques et culturels. Un point de rupture : la lutte identitaire comme le mouvement citoyen du 22 février marquent un tournant dans la vie de l'Algérie indépendante. Si le combat identitaire porté essentiellement par la Kabylie a fait prendre conscience de la nécessité d'en finir avec le dogme de l'unicisme, le mouvement du 22 février redéfinit les contours de la citoyenneté voulue par chacun de nous. Il y a là, certainement, une rupture avec les conceptions que se sont fait les citoyens de leur algérianité. Et avec les événements de 2001 en Kabylie ? Les événements de 2001 resteront une page noire et indélébile dans l'histoire tourmentée de l'Algérie indépendante. Le sang versé par les 128 martyrs est un contentieux moral et politique que la Kabylie aura du mal à assainir avec le régime algérien. C'est une dérive innommable qu'il convient de garder en mémoire. C'est tout de même une institution officielle de l'Algérie, la gendarmerie en l'occurrence, qui a assassiné des manifestants pacifiques. Pour ce qui est de la portée politique, la Plateforme d'El Kseur, au delà des limites pratiques et idéologiques qu'elle comporte, a décliné des revendications politiques de haute portée, contenus notamment du point 9 au point 13. C'était une véritable panacée si le régime s'en saisit pour s'amender et permettre une ouverture démocratique réelle. Le caractère militaro-policier du système algérien a été expressément remis en cause par le mouvement citoyen de 2001. A y voir de près ces jours-ci, le mouvement du 22 février semble confronté à la même problématique : quelle place au militaire dans l'Algérie de demain ? Le 39e anniversaire du Printemps berbère intervient dans un contexte particulier. Comment voyez-vous la célébration des événements d'Avril 1980 cette année ? L'anniversaire du Printemps berbère, cette année, doit servir de halte d'hommage, de bilan et de perspectives. Un moment d'hommage à tous ceux qui ont, d'une manière ou d'une autre, ont fait avancer le combat pour tamazight et les libertés fondamentales. Il est important d'entretenir et d'honorer la mémoire des martyrs et leur exemple doit transcender les générations. Une heure de bilan, car il est important de tirer les leçons des luttes menées et de corriger les faiblesses à même d'immuniser la question identitaire contre les assauts malveillants dont elle ne cessera de faire l'objet. Un moment de perspective puisqu'il va falloir projeter cette question dans l'Algérie de demain dont les contours commencent à se dessiner. Il convient de projeter la problématique amazighe dans la configuration institutionnelle et constitutionnelle de l'après-transition. Comment voyez-vous l'avenir du mouvement populaire et la place de la question identitaire après le départ du système politique en place ? L'Algérie de demain sera amazighe ou ne sera pas. Il n'y a plus de zone de pénombre. L'amazighité est le référent fondamental de l'identité algérienne et nord-africaine. Soit l'Algérie assumera sans complexe cette dimension et elle vivra apaisée et épanouie ; soit elle se bornera dans son rejet primitif et s'abimera dans l'identité meurtrière et tourmentée. Il est fondamental que soient bannies, à jamais, les diversions et les manipulations autour de la question amazighe qui, si elle vient à être admise comme socle constituant de la citoyenneté de l'Algérie, participera à développer le pays. C'est l'approche inclusive de l'identité qui grandit les nations. Le peuple algérien, maintenant qu'il a compris les turpitudes du régime et ses marchandages éhontés sur la question amazighe, peut s'en affranchir pour construire une Algérie nouvelle, forte de sa diversité. Ce mouvement inédit ne survivra et n'aboutira que s'il déclenche une véritable révolution culturelle dans l'esprit de l'Algérien, dans le cadre d'un projet de société moderne et républicain. S'éloigner des visions étriquées de l'identité et penser le vivre-ensemble comme un viatique salvateur est la clé du succès de cette dynamique. Toute autre posture ne sera que chimère.