Pour beaucoup d'avocats, les conditions dans lesquelles sont traitées les présumées affaires de corruption «ne favorisent pas la sérénité qu'impose la gestion de ce genre de dossiers». Pour certains, ces derniers doivent être confiés à une «justice transitionnelle, pour éviter tout esprit de vengeance et de chasse aux sorcières», d'autres trouvent qu'il «est encore trop tôt» pour juger le travail des magistrats, «dont beaucoup semblent être libérés de la chape de plomb qui pesait sur eux». Néanmoins, tous affirment que «la récupération des biens dilapidés ne peut passer par la mise en détention des hommes d'affaires incriminés». Rencontrés lors de l'hommage rendu hier à l'ancien bâtonnier d'Alger, Me Abdellaoui, décédé la veille, de nombreux avocats s'accordent à dire que «le climat» dans lequel sont traitées les présumées affaires de corruption «n'aide pas à l'éclatement de la vérité». Entre le boycott des activités judiciaires par les avocats, les manifestations populaires aux alentours du tribunal réclamant tantôt de sévères sanctions contre les mis en cause, tantôt leur libération, et les appréhensions sur d'éventuels règlements de comptes, la lutte contre la corruption risque, dans de telles conditions, de ne pas faire éclater la vérité sur ce phénomène qui a gangrené les institutions de l'Etat. Durant quatre jours, les avocats ont déserté les tribunaux en raison d'une grève décidée par l'Union nationale des barreaux d'Algérie, qui a lourdement pénalisé les justiciables, notamment les détenus ou ceux qui font l'objet de comparution. Le patron du groupe Cevital, Issad Rebrab, faut-il le préciser, a été présenté devant le parquet, en l'absence de son avocate, sommée par ses pairs de ne pas assister son mandant en raison de la grève. Me Nouredine Benissad, président de la LADDH (Ligue algérienne des droits de l'homme), exprime haut ce que bon nombre de ses confrères pensent tout bas. Tout en faisant son «mea-culpa», il reconnaît que cette grève, durant laquelle le service minimum devait être assuré, a été «mal préparée» précisant qu'il n'était pas dans l'intention des avocats de ne pas assister les justiciables. «Le droit de la défense est consacré par la loi. Je réitère mon mea-culpa». Tout comme lui, Me Cherif Chorfi «admet» que la décision de faire grève durant quatre jours, avec un week-end au milieu, a eu «un impact» sur les justiciables, et avoue également que cette action «aurait dû être mieux débattue». Sur la question du contexte dans lequel les affaires sont ouvertes, les avis des avocats restent mitigés. Me Benissad explique que ces dossiers «sont ouverts au moment où le peuple exige le départ du système. En réponse, nous assistons à une sorte de guerre de clans, où certains sont jetés en pâture. Cette image est renforcée par l'opacité dans laquelle ces affaires sont traitées et qui est générée par le silence de l'autorité judiciaire. Pourtant, l'article 11 du code de procédure pénale dispose le droit au parquet pour communiquer les éléments objectifs du dossier, c'est-à-dire ce qu'il reproche aux mis en cause tout en respectant les principes de la présomption d'innocence et du secret de l'instruction. Se taire, c'est ouvrir la porte à la manipulation et à l'intox». Pour l'avocat, «il faut commencer par les commanditaires qui ont facilité, de manière directe ou indirecte, l'irruption de l'oligarchie arrogante» et par la suite, «si des gens ont commis des délits, il faut qu'ils répondent de leurs actes devant la justice, dans la sérénité, le respect de leurs droits à la présomption d'innocence et à un procès équitable loin de toute pression ou tension». Le bâtonnier d'Alger, Abdelmadjid Sellini, souligne que «s'il est du droit de rendre la justice et de récupérer les biens mal acquis de la nation, par quelque procédure que ce soit, il est du devoir d'agir dans un climat de sérénité et non pas celui de la vindicte populaire ou sous la pression d'une quelconque autorité». L'avocat estime que la justice agit «sous la pression dans le but de calmer la rue qui réclame justice». Lui aussi trouve que les pratiques actuelles sont identiques à celles d'avant. Les magistrats traitent ces dossiers «dans un climat d'injonction à but d'exploitation politique». Il regrette que les magistrats qui se sont libérés de la peur soient peu nombreux pour faire basculer la tendance. «Les juges sont toujours sous la menace des sanctions et ceux qui ont osé dénoncer cette situation ont été pour la plupart mutés ou écartés. Ils subissent beaucoup de pression. L'indépendance de la justice n'est pas pour demain.» Me Cherif Chorfi ne partage pas totalement l'avis de ses confrères. Il pense que le traitement de ces affaires en ce moment n'est pas «incompatible avec le climat de tension de la rue», arguant du fait «nous ne sommes qu'au niveau de l'ouverture d'une information judiciaire, la première étape de l'enquête. Les garde-fous existent dans loi et tous les moyens prévus par le code de procédure pénale permettent d'assurer les conditions nécessaires pour l'éclatement de la vérité». L'avocat «refuse de jeter l'opprobre sur les juges» en disant que «beaucoup d'entre eux ont été sanctionnés, brimés ou limogés par le système, parce qu'ils ont tenté de faire leur travail. Mais aujourd'hui, la situation est autre. Certains ont pu briser le mur de la peur. Nous les avons vu manifester pour l'indépendance de la justice. C'est une première. Donc, il ne faut pas aller vite en besogne. Ces juges peuvent faire leur travail en toute conscience». Il plaide comme bon nombre de ses confrères pour une justice qui «préserve les emplois et non pas celle qui fait disparaître les entreprises».