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La révolution victorieuse
Contribution
Publié dans El Watan le 04 - 05 - 2019

Deux mois seulement après son déclenchement, et sans attendre d'avoir le recul nécessaire pour en juger, la révolution démocratique pacifique en marche dans notre pays est au cœur de questionnements tous azimuts sur son bilan. A-t-elle atteint ses buts ? Fait-elle du surplace ? A quel sort est-elle vouée ? Ces questionnements peuvent ressortir d'un bilan d'étape, mais certainement pas d'un bilan définitif.
L'heure n'est donc pas à un bilan définitif car celui-ci ne pourra être établi, avec les indispensables rigueur et justesse, qu'au moment de l'émergence ou non du nouveau système politique voulu par la révolution démocratique et de sa conformité ou non aux revendications légitimes qu'elle porte.
L'heure n'est donc qu'à un bilan d'étape et celui-ci est déjà considérable. Il ne s'agit même pas d'un verre à moitié rempli sur lequel un regard pessimiste verrait un verre à moitié vide et un regard plus optimiste un verre à moitié plein.
On n'en est plus là car la révolution démocratique pacifique a déjà créé son fait accompli, sur lequel il n'y a plus de retour possible, tout comme elle a déjà inscrit l'histoire nationale dans une trajectoire qu'il n'est plus possible de dévier ou d'inverser.
Oui, en deux mois seulement, les réalisations de cette révolution font forte impression. Il y a bien sûr les réalisations visibles, mesurables et quantifiables. Mais, il y a aussi et surtout ces nombreuses autres réalisations, de loin les plus déterminantes, et qui ne peuvent pour l'instant être évaluées ou appréciées à leur juste valeur. De quoi s'agit-il ?
Il s'agit tout d'abord de la modernité politique. L'histoire enseigne que c'est généralement aux Etats que revient la charge de conduire leurs peuples vers la modernité politique par des visions continuellement adaptées, par des projets nationaux constamment renouvelés et par des réformes qui brisent, jour après jour, les carcans de la stagnation. Chez nous, ce n'est pas l'Etat qui a mené le peuple vers la modernité politique.
Bien au contraire, c'est le peuple lui-même qui a contraint l'Etat à s'affranchir de ses archaïsmes et lui a imposé une entrée forcée dans la modernité politique.
Il s'agit ensuite de «la mentalité du Beylik». Cette mentalité est prégnante chez le peuple algérien. Elle fait partie de sa longue histoire tourmentée dont les séquelles mettent du temps à se dissiper. La révolution démocratique pacifique en marche a fait prendre conscience au peuple algérien que ce qu'il appelait le «Beylik» était son Etat, que cet Etat lui appartenait et qu'il devait en reprendre possession.
Il s'agit enfin de la République citoyenne. La République n'est véritablement République que par la citoyenneté.
C'est de la citoyenneté que la République tire son existence, son épanouissement et sa raison d'être. Dans la République, le peuple est constitué de citoyens jouissant de la plénitude et de l'entièreté des attributs de la citoyenneté. Et c'est ainsi qu'à travers sa révolution démocratique, le peuple a entrepris de réclamer son dû. Qu'est-ce à dire ? Cela veut dire que le pouvoir constituant appartient au peuple et que la Constitution, en tant que pacte social, en est l'émanation.
Cela veut dire aussi que le peuple étant la source de toute légitimité, ses représentants doivent en être régulièrement investis. Cela veut dire que le peuple se donne les institutions de son choix et, qu'à ce titre, l'institution doit sa création au peuple lui-même et tire sa raison d'exister de la satisfaction de ses attentes et de ses aspirations.
Cela veut dire que le peuple est source de tous les pouvoirs et qu'aucun pouvoir ne peut être exercé en dehors de l'habilitation et de la volonté du peuple lui-même. Ce faisant, le peuple s'est posé au cœur de la construction de l'Etat démocratique et moderne auquel il aspire.
Voilà les trois gains majeurs que la révolution démocratique pacifique a déjà réalisés. Ils sont d'une portée considérable pour l'avenir. Ils relèvent de l'ordre du psychologique et du mental, et en tant que tels, leur impact et leur portée ne peuvent dès maintenant être cernés avec précision.
Mais l'avenir confirmera, à n'en point douter, qu'ils auront été le ferment de la refondation démocratique dans notre pays, car beaucoup plus qu'une révolution sur le terrain proprement politique, la révolution démocratique pacifique est surtout, et avant tout, une révolution dans les mentalités, qui seule peut créer le point de non-retour et le point du nouveau départ.
Aux côtés de ces réalisations immatérielles, il en est d'autres matérialisables et matérialisées à l'actif de la révolution démocratique pacifique dont le potentiel créateur n'a pas été épuisé. Il y a le départ du concepteur et de l'architecte d'un régime politique dévoyé, dépeint sous les traits de l'homme providentiel sanctifié.
Et lorsque l'on sait que ce régime a été bâti autour de cet homme, que les institutions républicaines ont été mises à son service, que la Constitution a été taillée à sa mesure et que l'Etat lui-même a été privatisé pour ne servir que son bon vouloir, on mesure toute l'importance de ce gain que la révolution démocratique pacifique a inscrit à son actif.
Il y a aussi le régime politique lui-même, dont toutes les unités constitutives voient leurs bâtisses s'effondrer les unes après les autres. Les partis de l'allégeance sombrent dans l'inconnu. Les clientèles économiques abjurent leur loyauté et leur fidélité. Le syndicat aux ordres est en pleine tourmente.
Les associations satellites s'épuisent à rechercher le sens du vent. Tout cela donne lieu à des retournements spectaculaires et à des conversions difficiles à croire en prévision de lendemains dont on sait, au moins, qu'ils ne seront pas comme ceux d'avant.
Il y a également toutes les médiations traditionnelles, partis politiques, syndicats et associations, que la révolution démocratique pacifique est venue sommer de se repenser et de se reconstruire. Les partis politiques, qui tournaient en vase clos, se voient contraints de coller au peuple au plus près. Le monopole syndical est battu en brèche, et sur ses décombres l'avenir est au pluralisme syndical. Les associations rentières se délitent pour laisser place à une société civile soustraite à l'appât du gain pour mieux servir des projets, des causes et des idéaux.
Il y a, en outre, les médias d'Etat, devenus les médias d'un régime politique, qui s'emploient à réhabiliter leur mission de service public, alors que les médias privés s'attachent à briser les chaînes par lesquelles les tenait le pouvoir, tantôt par l'argent douteux et tantôt par la manne publicitaire, et qui sait comment obtenir tous les accommodements et toutes les compromissions.
Il y a la justice, dont l'idée même d'indépendance a été effacée des mémoires, qui, au sortir d'un long cauchemar, entame sa réconciliation avec ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, c'est-à-dire un pouvoir agissant au nom du peuple, pour donner corps à la primauté de la loi et à l'égalité de tous devant elle.
Il y a, enfin, la grande criminalité économique et financière à laquelle la révolution démocratique pacifique est venue donner un coup de frein salvateur.
La révolution démocratique pacifique en cours dans notre pays est une lueur d'espoir dans un champ de ruines politique, économique et social. Rien ne sera désormais comme avant et demain ne ressemblera pas à hier. L'éveil que cette révolution a produit dans les mentalités est un levier puissant et incomparable sur lequel il sera possible de s'appuyer pour rebâtir.
Si le génie du peuple s'exprime dans l'adversité, le peuple algérien en a fait la démonstration exemplaire, et quoi qu'il advienne, sa révolution est déjà victorieuse.

Par Ali Benflis , Président de Talaïe El Hourriyet


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