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« Le travail salarié reste encore attaché à un sentiment d'injustice »
Kamel Chachoua. Sociologue, chargé de recherche au CNRS
Publié dans El Watan le 02 - 05 - 2010

Industrie nationale, travail, ouvriers, salaires, des notions qui reviennent dans le discours officiel et le sens commun. Kamel Chachoua chercheur au CNRS en France, et chercheur associé au Centre national des recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH), en parle.
Existe-t-il une industrie nationale en Algérie ?
Je pense que oui, il y a une industrie nationale en Algérie qui est l'une des marques du paysage économique et urbain par lequel l'Algérie se distingue de nombreux pays du Maghreb, d'Afrique et du monde arabe, en général. Elle est en partie générée par les hydrocarbures et elle est essentiellement une industrie pétrochimique. Je dirais même que l'industrie nationale et une industrie nationaliste, car la politique des industries industrialisantes des années 1970 est motivée par une volonté politique de constitution d'un Etat « national » indépendant, moderne, présent et dominant à l'échelle locale, nationale et internationale.
L'usine, l'industrie et la ville sont partout dans l'histoire contemporaine un moyen de dominer, de contrôler et d'arracher les gens au contexte local, au monde agraire, rural, qui est un monde lointain, variable, multiple et qui échappe au contrôle de l'Etat. Il faut dire que la nation dans le sens politique du terme est une notion technique et industrielle liée à l'économie moderne, européenne et occidentale. Une économie où une société agricole ne développe pas un nationalisme idéologique et politique, car le monde paysan est par essence pluriel et multiple du point de vue ethnique et linguistique et ainsi réfractaire à l'idée de nation dans le sens jacobin du terme.
Cette industrie nationale ne visait pas d'ailleurs à triompher économiquement et industriellement ni à rentrer en compétition économique sur le marché international. Elle cherchait un but spécifiquement politique et symbolique, comme c'est d'ailleurs le cas pour la politique des villages socialistes. Même notre politique agricole, celle des villages socialistes, est au fond dominée et influencée par la logique de la politique des industries industrialisantes. Les hommes qui peuplaient les villages socialistes sont de la même extraction que ceux qui remplissaient les usines et ont le même profil sociologique et le même inconscient et expérience sociaux.
Finalement, toutes ces politiques qu'on a appelées révolution industrielle, révolution agraire, révolution culturelle ont conduit à des révoltes sociales plutôt qu'à des révolutions politique et mentale. Pire encore, cette industrie flamboyante a aussi produit une contrainte postérieure, celle des années1990/2000 où l'Algérie s'est retrouvée avec ces usines et complexes industriels sur les bras, avec en sus les pressions des Clubs et des Organismes financiers internationaux qui lui demandent de s'en séparer par la privatisation, les licenciements, entre autres, qui ont entraîné des drames familiaux et individuels. Malheureusement, les fautes politiques sont commises par certains et le prix est payé par tous.
L'industrie algérienne a connu des chamboulements multidimensionnels dans les années 1990. Sont-ils dus à des contraintes économiques ou sociales ?
Je pense plutôt qu'il s'agit de politique de libéralisation. L'Algérie libéralise, privatise et adhère à l'économie libérale avec la même mécanique et la même indifférence par laquelle elle avait opté durant les années 1970 pour l'économie socialiste et l'industrie industrialisante, c'est-à-dire sans véritable conviction, ni volonté, ni désir, ni intérêt proprement économique. Aujourd'hui, nous ne sommes ni engagés dans une économie libérale ni dans une économie dirigée comme dans les années 1970. Nous le verrons encore plus dans quelques années. L'industrie algérienne post-2000 ne répond pas à une demande sociale, elle crée et amplifie les premières et précédentes contradictions, ce qui n'est pas en soi nécessairement un bien ou un mal. L'essentiel consiste en la maîtrise et la cohérence d'une politique économique nationale avec les dispositions et les structures sociales, mentales, spatiales et politiques.
Peut-on parler de classe ouvrière en Algérie ?
En Algérie, il existe des ouvriers, des travailleurs, mais on ne peut pas véritablement parler en termes de classe. Car, pour qu'il y ait une classe sociale, il faudrait qu'il y ait un sentiment et un inconscient communs, semblables à celui qui lie les citoyens à l'appartenance nationale, linguistique ou religieuse.
Que dites-vous de la notion de travail en tant que valeur sociale, politique et culturelle en Algérie ?
Les Algériens ont eu dans leur histoire un rapport difficile et malheureux avec le travail salarié qu'ils ont découvert, surtout après la Seconde Guerre mondiale, exactement par le chômage, la misère sociale (bidonvilles, exode, émigration) et l'arbitraire politique. Le travail salarié reste encore dans l'inconscient social et culturel algérien attaché à un sentiment d'injustice, de dépendance et d'arbitraire. Je pense qu'il y va de la représentation du travail comme de celle de l'Etat, de l'administration… Le passage de l'époque coloniale à l'indépendance n'a, paradoxalement, pas transformé radicalement les représentations mentales du travail en tant qu'activité sociale et économique. Par contre, le travail libéral (commerce, fonction libérale…) suscite l'adhésion, l'admiration et reste l'idéal type professionnel. Tout se passe comme si travailler chez les autres (être salarié) est synonyme de travailler pour les autres et non pour soi.
C'est quoi alors un travailleur aujourd'hui ?
Il n'y a, à mon avis, rien de mieux pour répondre à cette question et donner le sens sociologique de travailleur que de retourner au sens du mot tel qu'on l'utilise dans les variantes arabe et amazigh, c'est-à-dire au mot « akheddam », qui est dans l'imaginaire social et linguistique synonyme de serviteur, voire même d'esclave ! Bien que cette confrontation linguistique soit violente, il n'empêche qu'elle a une charge conséquente de vérité. Le travailleur reste donc celui qui vit du travail que lui donnent les autres et qui travaille dans l'intérêt des autres. En Algérie, les hommes, surtout, sont toujours sur le point de faire autre chose et plus de choses que ce qu'ils font afin qu'ils apparaissent comme des gens qui ne vivent pas seulement de ce qu'ils font. Ce sentiment d'insécurité et d'incroyance à l'égard du travail salarié s'aggrave encore d'année en année.
Bien des hommes et des femmes travaillent juste pour bénéficier de la sécurité sociale et médicale et non plus à cause du revenu (dérisoire) de leur travail, d'autres pour avoir un revenu complémentaire seulement, et d'autres pour ne pas paraître comme oisifs ou au chômage. Le travail ou l'emploi des femmes et/ou l'emploi féminin en Algérie qui s'accroît d'année en année à cause de la paupérisation, de la crise du célibat semble changer la représentation du travail dans la société tout entière plus que ne le fait la volonté politique ou l'économie elle-même !
Il y a aussi entre-temps un changement dans le comportement des consommateurs et une nouvelle culture de consommation...
Absolument ! Par exemple, le téléphone mobile a changé la société algérienne en 5 ans plus qu'elle a changé jusqu'ici en 30 ans. Il faut ajouter aussi la découverte du crédit, des loisirs, des vacances qui font que l'offre de consommation augmente, alors que celle du marché et de la culture ou des représentations du travail ne vont pas au même rythme. Ce modèle ou cette culture de consommation atteint même des sociétés sahariennes restées normalement éloignées et un peu à l'abri de tout cela. Il faut dire que cette culture de consommation va aggraver la dépendance et l'isolement des individus un à un et va aussi effriter les solidarités anciennes et mécaniques pour les remplacer par de nouvelles formes sociales de mobilisation et de contestation encore plus radicales et plus violentes auxquelles l'Algérie n'est pas non plus préparée comme elle ne l'était pas face aux nouvelles contestations du début des années 1990.
Ce que le discours officiel appelle le salaire national minimum garanti (SNMG) cadre-t-il avec le niveau de vie des différentes catégories socioprofessionnelles concernées ?
Le salaire national minimum garanti, c'est le salaire minimum que la réglementation du droit du travail garantit au salarié. C'est un seuil juridique qui devrait normalement correspondre à un niveau de garantie de subsistance sociale mensuelle pour un salarié. Le SNMG est partout, dans tous les pays du monde dérisoire par rapport au niveau de vie national et réel ; dans certains pays, il est de niveau dérisoire, comme c'est presque le cas chez nous. Il y va du salaire comme du logement, on ne sait pas si on doit attribuer un seul logement pour un seul ménage ou pour tout le foyer, on ne sait pas non plus si on doit rétribuer et payer le travail ou le travailleur. Cette situation serait normalement impensable et imposable si on a une économie rationnelle et non pas rentière. En Algérie, il y a du travail, des offres d'emploi, des recrutements, mais il n'y a pas un marché du travail et de l'emploi qui est réglé et connecté à l'économie.
Est-ce que c'est l'usine qui reproduit la société ou est-ce la société qui reproduit l'usine ?
Vous voulez dire que les usines et l'industrie en général sont un viol de l'ethos et de l'imaginaire social et culturel paysan, un viol de l'espace, etc. La place anthropologique, éthique et historique du métier de forgeron (aheddad) et du rapport au fer et au métal dans notre imaginaire nord-africain préfigure un peu ce rapport ou ce malaise avec l'usine qu'avait amplifié l'immigration, l'exode et l'urbanisation sauvage. Ce viol et cette violence sont d'autant plus forts que les usines sont souvent installées au cœur des fermes et des terres agricoles. La Sonelec à Oued Aïssi (Tizi Ouzou) est implantée en face d'un village agricole socialiste.
Plus encore, il est « cartographiquement » établi que les terres que l'administration coloniale a confisquées par les différentes lois de dépossession foncière, comme les lois Warnier ou le sénatus-consulte qui sont elles aussi les terres des communes mixtes, essentiellement habitées par les Européens de la période coloniale, sont aussi les terres investies par les politiques des révolutions industrielle et agricole de l'Algérie indépendante. Ce sont aussi ces mêmes terres et villes des plaines précédemment occupées par le colonat qui sont devenues, plus tard, dans les années 1980/90, les hauts lieux de l'islamisme politique et du terrorisme. Ce conflit complexe et permanent avec l'usine et l'industrie comme avec la politique et la religion en Algérie a toujours lieu sur le même espace, la même terre et qui a même pour enjeu la terre elle-même !


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