Inédit dans l'histoire des insurrections citoyennes. Après trois mois de mobilisation populaire massive et permanente pour le changement du système politique, l'Algérie politique s'installe dans l'impasse. Si elle a pu démanteler quelques pièces dans le système et emporter quelques-uns de ses personnages-clés, la révolte générale née à Kherrata le 16 février n'a pas encore abouti. Elle est au milieu du gué. Contrariée, elle est à la croisée des chemins inconnus. Alors que d'en bas, l'insurrection citoyenne pousse avec force et vigueur vers le dépassement de la crise qui cerne le pays depuis des décennies pour instaurer un nouvel ordre démocratique, en haut, la pyramide est dans un cul-de-sac. Les rescapés de l'équipe bouteflikienne, héritiers du pouvoir de l'Etat, freinent des quatre fers. Hésitants, ils tentent de gagner du temps, misant sur l'usure d'une révolution qui ne cesse de s'affirmer et de s'enraciner. L'amorce d'un processus du changement politique devant découler naturellement de la déposition de Abdelaziz Bouteflika, suivie de l'annulation de l'élection présidentielle du 18 avril, a buté finalement sur de fortes résistances à l'intérieur du régime. En porte-à-faux avec le mouvement populaire, le pouvoir – remanié – ne semble pas prendre acte de la rupture qui s'est opérée dans le pays. Incapable de se hisser à la hauteur du moment historique, alors que s'ouvre pour le pays réel une nouvelle séquence prometteuse. A défaut d'accompagner cette transformation radicale qui s'empare de la société dans sa globalité, les successeurs de Bouteflika manœuvrent. Ils tentent de détourner le fleuve révolutionnaire de son lit naturel, en opposant aux Algériens en lutte un agenda politique en totale inadéquation avec la marche de l'histoire. S'accrocher viscéralement au formalisme constitutionnel et vouloir imposer une élection présidentielle dans les mêmes conditions qui allaient présider à l'hypothétique 5e mandat, c'est faire rater à l'Algérie une chance historique de sortir définitivement du sous-développement politique. En s'obstinant à organiser la vie politique dans le cadre de la Loi fondamentale actuelle et surtout après trois mois d'un soulèvement impressionnant, le pouvoir fonce droit dans le mur. Dans une fuite en avant, il fait perdre un temps précieux au pays. Pourtant, il apparaît de plus en plus que la Constitution – régulièrement malmenée et plusieurs fois violée – ne peut être une référence, encore moins une porte de sortie à la crise. La Loi fondamentale ne peut pas être la solution, mais elle est la crise formalisée. L'incapacité d'organiser l'élection présidentielle prévue constitutionnellement pour le 4 juillet prochain est la démonstration éclatante que désormais rien de sérieux ne peut être engagé sur cette voie. Se sont justement les instruments anciens, parmi lesquels la Constitution, qui ont conduit le système politique à sa propre faillite. Il fallait, dès le départ de l'insurrection citoyenne, capter cette résurrection du peuple algérien qui aspire au changement pour refonder l'Etat sur de nouvelles bases et avec de nouveaux mécanismes à inventer. La légalité que procure la Loi fondamentale est dépassée par la nouvelle situation historique qui s'est créée dans le pays. C'est un ancrage dépassé. Il aurait fallu s'appuyer sur la légitimité forte que procurent les Algériens dans leur marche vers l'avenir. Supérieure au formalisme constitutionnel, elle est désormais ce nouveau socle sur lequel devra s'adosser la construction politique de demain. Elle est la pierre angulaire du nouveau régime politique à construire, alors que la Constitution actuelle, qui demeure collée aux «œuvres» de Bouteflika, est l'angle mort d'un système fini. Pourquoi alors cet entêtement à recycler des mécanismes usés, dépassés et oxydés et chercher à les adapter à une situation qui requiert de nouvelles méthodes de gestion et une démarche originelle pour donner à l'insurrection en cours son prolongement politique naturel ? Est-ce par envie de garder les positions de pouvoir, le refus de s'inscrire dans le sens de l'histoire ou bien par incapacité chronique des décideurs de l'heure de s'adapter, eux-mêmes dépassés, dépourvus d'ingénierie politique ? Les plus crédules diront qu'ils manquent de conviction. Pourtant, les solutions aussi sérieuses qu'efficaces sont à portée de main. D'évidence, il se dégage au travers des discours officiels prononcés par le chef d'état-major, Ahmed Gaïd Salah, propulsé en première ligne depuis le renversement de Bouteflika, des velléités de maintenir le système en le remaniant à la façade. Sinon comment tout un peuple qui se soulève pour changer l'ordre établi que les élites politiques, sociales et intellectuelles dans leurs diversités d'opinions appuient, essuient refus sur refus de la part des décideurs ? Ces derniers continuent à agir comme au temps du régime de Bouteflika. Par la manipulation de l'ombre, la pression, l'intimidation et la ruse. Des méthodes qui ont conduit Abdelaziz Bouteflika à ruiner le pays et à l'entraîner lui-même dans les abysses. Le pays ne peut supporter un autre échec. Briser cette résurrection en portant un coup à la communion nationale qui s'exprime chaque vendredi s'est menacer l'Algérie dans son existence.