L'affaire Tliba nous fait replonger dans l'atmosphère fumeuse des anciens films américains en noir et blanc sur la mafia. Elle nous rappelle même les récentes séries qui semblent plus policées, plus actualisées avec les méthodes modernes du gangstérisme et de la criminalité. Le suspect recherché par la police et qui doit répondre aux accusations de la justice sur des faits graves de corruption, de malversations et trafic d'influence dans lesquels il aurait trempé, se planque dans un endroit que personne ne peut soupçonner. Il laisse la rumeur circuler sur son compte, le présentant volontairement comme un fugitif de nulle part, ayant certainement fui le pays pour sauver sa peau parce qu'il se sent menacé, mais surtout parce qu'il a la ferme conviction que par les temps qui courent, si un juge vous convoque aujourd'hui, ce n'est certainement pas pour vous faire la morale. Il a compris, en fait, qu'il appartient à une lignée de clients qui doit être «sacrifiée», même si, concernant son dossier, il n'a rien d'une victime expiatoire. C'est un peu l'énigme de cette disparition où le méchant n'est pas forcément du côté qui doit attirer les feux de la rampe. Mais dans cette affaire qui grossit, la rumeur le donne comme un élément-clé d'un scandale prêt à exploser, un suspect détenant des preuves pouvant donc créer un séisme politique et médiatique si jamais il se mettait à table. L'opinion est à l'affût de détails croustillants tandis que les officiels, notamment les services de police et de la magistrature, restent muets pour ne pas amplifier les choses. L'acteur central de cette série qui est loin d'être une fiction était, il n'y a pas si longtemps, un puissant membre du clan dominant qui a, pendant les années de règne de Bouteflika, activement participé au pillage du pays. Il assurait la vice-présidence de l'Assemblée croupion sur laquelle le régime prédateur s'adossait pour faire prospérer son autorité et ses combines. Il faisait aussi partie des rouages du parti de la majorité qui marchandait une chaise de député au prix fort et en cash. C'est dire si le personnage qui donne de la matière aux caricaturistes en raison de son physique débordant était important et suffisamment fort de ses accointances pour ne jamais penser se retrouver un jour de l'autre côté de la barrière. D'autant que le chemin qu'il s'était ouvert à travers le monde des oligarques lui permettait de croire qu'il était lui aussi un intouchable parmi les intouchables grâce à la puissance d'argent et aux alliances tissées avec les maîtres du moment. La roue de l'histoire se retournant contre lui, le voilà au centre d'une chronique assez singulière avec un rôle inversé, lui qui était tout près de se retrouver derrière les barreaux après que ses pairs (anciens compères) de l'Assemblée nationale aient presque unanimement décidé, par vote secret, et à l'appel de la justice, de lui retirer son immunité parlementaire. Tout paraissait réglé après ce coup de poignard dans le dos, mais le «baron» de Annaba s'est avéré plus coriace que prévu. Il ne semblait, en tous cas, pas appartenir à cette catégorie de supplétifs qui abdiquent facilement devant la terreur et la manigance. Courage ou instinct de survie ? Le dénouement de cette histoire nous le dira. Mais on retiendra qu'il se résout, face à un appareil répressif capable de le broyer, à ne pas se laisser conter en passant de victime à accusateur, sûr de ses preuves qui pourraient faire tomber plus d'un de leur piédestal si son nom n'était retenu que comme simple faire-valoir d'un simulacre de justice. Tliba se cache, ne dit rien pour le moment de ses intentions, mais charge un «conseiller» de se prononcer à sa place à partir de Londres. Son credo, c'est de rétablir «sa» justice face à une cabale qui risque d'épargner comme toujours les gros pontes qui agissent dans l'ombre. Il semble vouloir dire que s'il tombait, il ne sera pas seul… Il fera tomber aussi les mafieux qui pensent jouir d'une impunité éternelle. C'est là que le scénario devient intéressant à partir de l'instant où cet «avocat» sorti de l'ombre poste sur le web une longue vidéo non pas pour essayer de blanchir son client qui accumule tous les soupçons susceptibles de le conduire droit vers les tribunaux, mais davantage pour faire ressortir les grandes magouilles qui font de Annaba une zone de non-droit comparable à de nombreuses régions d'Algérie où sévissent l'abus de pouvoir, le clientélisme, le trafic d'influence, le mépris du citoyen. Tliba est connu dans cette ville de l'Est comme le servant d'une coterie qui se croyait en terrain conquis grâce à la couverture que lui assurait le Pouvoir. Tous les Annabis savent qui fait partie de cette coterie et avec qui Tliba, au fil de son ascension sociale et politique – parce qu'il s'engageait par la suite dans l'action politique version FLN – faisait ses affaires. C'est aujourd'hui un secret de Polichinelle de citer les noms de ces comparses, protégés d'en haut, qui avaient fait main basse sur tous les investissements délictueux dans l'immobilier, l'agroalimentaire, le tourisme et d'autres secteurs encore toujours aussi juteux qui rapportaient gros sans trop d'efforts et sans le moindre risque. Avec l'affaire Tliba que les Algériens suivent de près, c'est en réalité le visage hideux de la gouvernance mafieuse laissée par Bouteflika qui remonte à la surface avec des faits vérifiables et des actes de banditisme qui relèvent du pénal. On s'aperçoit que la gangrène mafieuse est partout infiltrée dans les moindres recoins de l'activité sociale et économique, et qu'à la place de la compétence, de l'intelligence et de la morale citoyenne, le pays a été livré sans vergogne aux passe-droits, à la gabegie et à la rapine dans toutes ses formes. On s'aperçoit surtout que le mal est profond à partir du moment où la corruption avait la bénédiction de ceux-là mêmes qui étaient censés défendre l'intérêt des citoyens. Le proposé avocat de Tliba est allé jusqu'à évoquer dans quelles circonstances est décédé l'ancien wali de Annaba qui avait résisté aux intimidations, aux fortes menaces et pressions pour tenter de rester dans la légalité. Son nom restera sûrement comme une petite pierre ajoutée à d'autres pour la construction d'un Etat de droit.