– Comment voyez-vous les résultats du 1er tour de l'élection présidentielle anticipée en Tunisie ? Les résultats du premier 1er tour de l'élection présidentielle en Tunisie, c'est la réaction de la jeunesse contre les décideurs et tous les symboles du système en place. Il s'agit d'une sorte d'une deuxième révolution après celle de 2011. Les jeunes veulent des forces de changement qu'ils ont trouvées chez Kaïs Saïed qui représente cette frange de la société et qui a proposé un projet de changement radical. L'autre candidat, qui est passé au second tour, Nabil Karoui, a aussi ciblé les régions délaissées par l'Etat depuis 60 ans, en distribution des denrées alimentaires. Il a eu ainsi la confiance de ces populations (des personnes âgées surtout) qui ont voté pour lui, contrairement à Kaïs Saïed qui a eu droit aux voix des jeunes. C'est la force qui rejette surtout les partis au pouvoir et ceux de l'opposition. C'est un vote sanction. Il a vaincu trois chefs de gouvernement et un ancien Président qui a eu 3%. Des gens qui étaient dans le sérail ont obtenu moins de 1%. – Justement, ces résultats répondent-ils aux attentes du peuple ? C'était une grande surprise, il faut le dire, pour les gens, excepté ceux qui ont cru en l'homme. Nabil Karoui aussi travaille depuis plusieurs années, surtout avec des actions de médiatisation via sa chaîne de télévision et dans les localités déshéritées. Il a eu, donc, les voix des citoyens des catégories sociales défavorisées. Pour eux, il est peut-être considéré comme «Omar ibn al-Khattab», mais pour beaucoup d'autres, il est plutôt «le Berlusconi tunisien». Et Kaïs Saïed, lui aussi, depuis des années, fait la précampagne dans des cafés. Il n'a, d'ailleurs, pratiquement rien dépensé. Il a même refusé de prendre le financement de l'Etat octroyé pour sa campagne (le plafond de la subvention publique pour chaque candidat est de 176 000 dinars). Il a travaillé avec les gens engagés tout en sillonnant les quartiers et les villages. Il a choisi la Tunisie profonde. Les étudiants et les jeunes en général ont aidé Kaïs Saïed. C'est cette frange de la société révoltée en colère contre cette élite qui ne comprend pas la jeunesse. Kaïs Saïed est propre et estimé. Il n'est pas mouillé dans les scandales de corruption. Lui, il dit toujours qu'il n'a aucune proximité avec aucun parti. Peut-être qu'il est aimé par les islamistes, mais c'est leur affaire. C'est un nationaliste qui aime son pays et il a réussi à décrocher la première place dans ces élections. – Et pour ce qui est de la participation – moins de 50% –, quelle lecture faites-vous de cet important taux d'abstention ? Après la révolution, il y a eu un grand engouement pour les élections, mais quelques années plus tard, il y a eu le taux de participation qui a vraiment reculé en raison de la déception populaire, car les politiques n'étaient pas à la hauteur des aspirations du peuple. Et cette fois-ci, on constate justement une hausse du nombre de votants. Il y a eu en quelque sorte l'espoir qui renaît surtout chez les jeunes. Il y a eu un véritable déclic. Jusqu'à aujourd'hui, il y a peu de partis qui ont exprimé leur soutien à Kaïs Saïed (comme le parti de Med Abbou et celui de Moncef Marzouki). Il y a des personnalités qui vont marcher avec lui au 2e tour, comme Jawher ben Mbarek, Safi Saïd, Lotfi Mraïhi, ceux qui sont proches de ses idées d'opposant au système. Nabil Karoui, toujours en prison, peut-être, aura le soutien des anciens du régime et tous ceux qui ont peur de l'énigme Kaïs Saïed, ceux qui n'ont pas tiré les leçons du séisme politique et continuent leur fuite en avant. Tout le monde pense, d'ores et déjà, aux législatives dont la campagne se déroule pratiquement en même temps que la présidentielle. Les alliances au 2e tour vont déterminer aussi le poids des candidats aux législatives. Ceux qui ont opté pour aider Kaïs Saïed veulent courtiser l'électorat de ce dernier lors des législatives. – Comment voyez-vous les acquis de la révolution ? Le bilan de la révolution porte sur des avantages et des inconvénients. Les avantages : nous avons une Constitution parmi les meilleures au monde. Les institutions et les associations de la société civile se multiplient et travaillent en dehors de la société politique. Le point noir aussi est qu'il existe des Tunisiens qui vivent à l'européenne et d'autres qui sont toujours dans la misère. C'est cette couche sociale qui a été justement ciblée par Nabil Karoui pour leur dire : je suis le sauveur des pauvres. Il a choisi la détresse populaire. C'est pour cela qu'il est passé au 2e tour. Cette couche a été justement délaissée par les décideurs. L'Etat a certes prodigué l'enseignement aux Tunisiens, mais la révolution leur a donné la liberté de s'exprimer. La cause des problèmes en Tunisie est le système centralisé qui bloque le développement du pays.