Pour le Hezbollah, bien que la question sociale apparaisse aujourd'hui comme une priorité de l'agenda politique, elle ne peut être traitée en dehors d'un cadre négocié avec la coalition nationale. Dix jours après l'émergence d'une contestation populaire de masse, le Hezbollah est confronté à plusieurs défis. Jusqu'ici, la difficulté de mettre en place un cadre de concertation pour articuler et agréger adéquatement les différentes revendications inhibe l'efficacité du hirak. Si certaines figures intellectuelles issues de la société civile et des universitaires organisent des débats collectifs, comme celui qui s'est tenu hier à l'initiative de l'économiste Charbel Nahas, et engagent des actions en faveur de la création d'une plateforme commune chargée de réfléchir aux problèmes juridiques, économiques, sociaux, politiques, etc., la synergie organisationnelle se heurte aux différentes sensibilités idéologiques et politiques. En effet, au sein du hirak se retrouvent aujourd'hui des forces politiques antagonistes, de la mouvance de gauche à la droite traditionnelle (Force libanaise, parti phalangiste) ou des organisations issues de la société civile, comme le parti Sept soupçonné d'entretenir des liens directs avec l'ambassade américaine. Au-delà des slogans révolutionnaires, de la revendication de la «chute du régime» ou de celle de «la démission du gouvernement», il n'existe aucune feuille de route unifiée, ni de leadership reconnu pour construire l'action politique. Par ailleurs, les observateurs redoutent le risque de récupération du mouvement avec, d'un côté, des tentatives de la part de certaines forces politiques locales, à l'instar des Forces libanaises et du PSP, d'influencer et de communautariser la contestation, et de l'autre, le soutien logistique et financier apporté par des entrepreneurs libanais et des personnalités ayant partie liée avec des intérêts régionaux et internationaux. Déstabilisation ? Ces dimensions ont été au cœur du discours du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, qui lors d'une allocution télévisée vendredi a mis en garde contre la menace d'une déstabilisation qui entraînerait le Liban dans une situation indéterminée. Tout en rappelant l'importance des concessions arrachées par le mouvement de contestation, il a laissé entendre qu'il s'agissait d'un point de départ important pour de futures négociations entre le gouvernement et des figures représentatives du mouvement de contestation qui n'ont pas encore émergé. Hassan Nasrallah a insisté sur l'inanité de la revendication de «la chute du régime» et de l'organisation d'élections anticipées alors même qu'il n'existe aucune entente sur la loi électorale, ni de consensus idéologique et politique sur les mécanismes du changement ou d'alternative crédible au système actuel. Devant le danger d'une déstabilisation extérieure, il a finalement appelé ses partisans à se retirer du mouvement de contestation, une position largement décriée par les défenseurs du hirak. Il est en effet reproché au Hezbollah de ne pas avoir opéré de révisions déchirantes en soutenant inconditionnellement le mouvement de contestation et en se désolidarisant de ses alliés d'Amal et du Courant patriotique libre, apparaissant aujourd'hui comme les piliers de la corruption. La position du parti n'est pas nouvelle, de 1992 à 1996, alors même qu'il incarne l'une des principales forces d'opposition aux politiques de la reconstruction et au processus de paix israélo-arabe, soutenu à l'époque par le gouvernement libanais, le Hezbollah renonce à organiser la contestation sociale et choisit, pour des considérations stratégiques, de rester neutre à l'égard des politiques économiques néolibérales mises en œuvre par l'ex-Premier ministre Rafic Hariri. En effet, dans un contexte où le rapport de force ne lui permettait pas de s'engager dans un conflit à la fois sur le front social et militaire avec Israël, l'organisation a cherché à s'assurer d'une couverture politique aux armes de la résistance. Alliances complexes Bien que le Hezbollah soit aujourd'hui devenu un acteur de poids sur la scène libanaise, une organisation de masse enracinée dans la société et les institutions de l'Etat, il est également partie intégrante d'un système d'alliance complexe à l'échelle régionale et se trouve déployé sur plusieurs théâtres de conflits, son rôle s'étant renforcé à la faveur des crises et des défis régionaux qu'il a tenté de transformer en opportunité. Les considérations géopolitiques restent donc au cœur des préoccupations du Hezbollah dans un contexte de guerre hybride. La stratégie américaine des pressions maximales est dirigée contre son principal allié iranien tandis que le durcissement des sanctions économiques qui ciblent des entrepreneurs, des personnalités réputées proche du parti et ses partisans a pour objectif de retourner sa base sociale contre lui. La croyance naïve qu'il suffit d'affirmer dans le discours la prédominance de la question sociale sur toute autre considération élude la réalité du rapport de force et du contexte social, qui est lui-même partie d'un contexte politique et géopolitique plus global. Ainsi pour le Hezbollah, bien que la question sociale apparaisse aujourd'hui comme une priorité de l'agenda politique, elle ne peut être traitée en dehors d'un cadre négocié avec la coalition nationale. Par ailleurs, le parti a toujours soutenu l'orientation réformatrice à l'intérieur même du système politique libanais à rebours des courants qui réclament l'abolition du communautarisme. L'un des principaux théoriciens et économistes de l'organisation Abdel Halim Fadlala défend la thèse des réformes économiques – à l'instar de celle du système fiscal vers plus d'équité – ou politiques, avec le choix de la représentation proportionnelle favorisant l'émergence de forces politiques transcommunautaires qui auraient des retombées importantes sur le noyau dur du système politique. Mais aujourd'hui, ce discours est de moins en moins audible pour une frange significative du hirak qui réclame la fin du communautarisme politique en dépit de l'absence d'alternative préparée, et pour ceux qui attendent du Hezbollah qu'il sacrifie ses considérations géopolitiques au nom de l'urgence de la transformation politique et sociale. Chaque position a un coût important : d'un côté, le soutien inconditionnel au hirak entraînerait le Hezbollah dans une situation inconnue, le privant de garanties politiques dans un environnement géopolitique contraint. De l'autre, le soutien affiché à la coalition gouvernementale risquerait de délégitimer l'organisation au sein de larges secteurs de l'opinion et de l'engager dans la voie d'un conflit interne. Impératif social ou géopolitique, le Hezbollah est confronté à un dilemme cornélien.