Depuis le 22 février 2019, le mouvement populaire a enregistré au moins deux victoires importantes. D'abord, celle de la dignité regagnée par un peuple mobilisé pour remettre le pays sur le chemin de la liberté. Deuxièmement, et ceci est un fait historique notable, le fait d'avoir écorcé toutes les couches du régime pour arriver à son noyau dur : le pouvoir militaire et sa mainmise sur le politique. Dans cette deuxième conquête, le peuple algérien a su distinguer avec intelligence et finesse entre l'Armée nationale populaire (ANP), comme un des piliers de l'Etat, et le Haut commandement de l'armée, qui, jusqu'à présent, tourne le dos aux millions d'Algériens. Aux chants des premiers vendredis «Armée, peuple, frères !» se sont graduellement substitués des slogans hostiles à l'état-major : «Etat civil, non à l'Etat militaire !», «Y en a marre des généraux !». Les Algériens rejettent l'interventionnisme du pouvoir militaire dans le champ politique et exigent que l'ANP revienne à ses prérogatives constitutionnelles. Si l'attitude du mouvement populaire à l'égard de l'armée reste cohérente, la posture de l'état-major vis-à-vis du hirak est déloyale. Depuis le 22 février, l'attitude du Haut commandement de l'armée envers le mouvement populaire est passée par trois temps politiques, marqués par des mauvais choix et un anachronisme avéré avec les revendications du peuple. Le temps de la sous-estimation du 22 février et de l'ébranlement A contrario de certains discours complotistes, le soulèvement du 22 février 2019 n'a été ni programmé par les appareils sécuritaires de l'armée, ni par les services de renseignement. Il est le produit de décennies de gabegie, d'humiliations et de dérives du régime. Malgré les outils de prospective et de surveillance à sa disposition, le régime n'a jamais envisagé un mouvement populaire d'une telle ampleur. D'autres facteurs peuvent aussi expliquer cette réalité. Premièrement, l'affaiblissement du DRS en tant que structure de contrôle de la vie politique depuis l'éviction de son ancien patron, Toufik Mediène, et la mise à la retraite de centaines d'agents de la police politique, a lentement affaibli les capacités des Services à comprendre et à museler la société. Deuxièmement, le Haut commandement de l'armée avait accepté le «deal» avec le frère de l'ancien président Abdelaziz Bouteflika que ce dernier incarnerait pour un autre mandat la façade politique du régime. Les connivences entre Bouteflika et Gaïd Salah font que le second a soutenu directement le premier. Aveuglé par la «certitude» du 5e mandat, le régime a sous-estimé les conséquences d'une telle décision politique. Il n'a jamais imaginé les Algériens en mesure de faire corps dans un tel mouvement populaire, national et massif. Le soulèvement du 22 février 2019 est un événement qui ébranle les hautes sphères du régime. Des millions d'Algériens investissent la rue et refusent d'une seule voix l'humiliation du 5e mandat. Ils exigent le départ du régime actuel et une rupture radicale avec le système au pouvoir depuis l'indépendance. Mais à la première semaine du mouvement, l'état-major est convaincu que la mobilisation va s'essouffler et que le hirak est une «affaire de quelques jours». Si c'est au prix d'une mobilisation historique que les Algériens ont poussé Abdelaziz Bouteflika à démissionner le 2 avril 2019, le vrai point de rupture pour le Haut commandement a été la rencontre secrète entre Liamine Zéroual et Mohamed Médiene le 30 mars 2019. Issu d'un accord avec Saïd Bouteflika, Mediène avait proposé à Zéroual de présider une future instance de gestion de la période de transition. Cette rencontre va définitivement sceller le sort des frères Bouteflika et de Mediène. Ahmed Gaïd Salah demande au Conseil constitutionnel d'appliquer l'article 102 de la Constitution qui prévoit l'«empêchement» du Président en cas de maladie grave. L'article 102 est mis en œuvre manu militari. Dans la contrainte et l'urgence, l'état-major a soutenu le choix du peuple, sans conviction, ni plan réel pour la suite. Le temps de la liquidation sélective des clientèles et des vrais-fausses solutions Pour Ahmed Gaïd Salah, la démission d'Abdelaziz Bouteflika était la principale revendication du hirak. Or, l'annulation du 5e mandat n'a jamais été une fin en soi pour le mouvement populaire. Elle était une première étape vers la réalisation des revendications de liberté, de justice et de dignité. La marche du vendredi 5 avril 2019 draine des millions d'Algériens dans la rue, exigeant avec la même détermination la rupture avec le régime. L'état-major pressent que la grogne populaire monte contre le nouvel homme fort du régime, le chef d'état-major Ahmed Gaïd Salah. Une spectaculaire opération «mains propres» qui vise officiellement le démantèlement des réseaux du régime se met en place. Elle touche toutes ses clientèles : oligarchie financière, personnel politique et pôle sécuritaire. Officieusement, la démarche est une stratégie de diversion pour tenter de calmer la contestation populaire, gagner du temps afin de fixer de nouvelles élections présidentielles. Mais le plan ne tient pas face à la contestation populaire. Les Algériens redoublent de vigilance quant à une soudaine indépendance d'une justice qui éclot sous le pouvoir militaire. Même l'arrestation spectaculaire des Saïd Boutetflika, Athmane Tartag et Mohamed Mediène, figures emblématiques du régime, ne contente pas les Algériens. Le peuple sent que les élections présidentielles suivantes, fixées au 4 juillet 2019, sont un énième piège, une nouvelle tentative de recycler la façade politique du régime plutôt que de le démanteler. Pour les Algériens, un rendez-vous électoral, organisé par les symboles du régime Bouteflika, sous les mêmes règles et les mêmes contraintes, est inconcevable. Le rejet du rendez-vous du 4 juillet est absolu. Sous la pression populaire et le manque de candidats, le Conseil constitutionnel annule de facto les élections présidentielles le 2 juin, préconisant le prolongement du mandat du président par intérim. L'état-major est une nouvelle fois dos au mur. A l'erreur politique s'ajoute le caractère inconstitutionnel du président d'Etat dont le mandat se termine le 9 juillet 2019. Ahmed Gaïd Salah aurait pu entrer dans l'histoire du pays. Le pouvoir militaire aurait pu ordonner de mettre fin au régime actuel, et surtout engager un dialogue franc et sincère entre les deux seules forces légitimes, le mouvement populaire et l'armée. A l'inverse, le Haut commandement s'est enfermé dans un argumentaire légaliste dépassé. Ahmed Gaïd Salah se met alors tout un peuple à dos. Encore une fois, le pouvoir militaire semble manquer de discernement. Début août 2019, Karim Younès est nommé à la tête de l'«Instance nationale de médiation et de dialogue». Si le principe de médiation est généralement souhaité par les Algériens, le fait que l'Instance soit menée par des personnalités du sérail, sans légitimité populaire, va totalement décrédibiliser l'initiative. L'idée d'une instance de médiation avait été lancée en avril 2019 par un groupe d'intellectuels comme recours pour dépasser l'impasse politique. Le projet a été récupéré et vidé de sa substance pour en faire un artifice pour valider la nécessité des élections présidentielles et délégitimer une transition démocratique réelle. Le 2 septembre 2019, c'est le chef d'état-major qui appelle à convoquer le corps électoral dans les plus brefs délais. La machine s'accélère. L'instance dirigée par Karim Younès remet son rapport en recommandant la tenue des élections présidentielles «dans des délais raisonnables et en respectant la Constitution». En un temps record, Bensalah demande la mise en place de la Haute instance de surveillance des élections et les projets de loi associés qui passent, comme une lettre à la poste, au Parlement. Le 15 septembre, le corps électoral est convoqué pour le 12 décembre. Le plan de l'état-major avait été ficelé durant l'été. Le mouvement populaire ne s'est jamais essoufflé durant mois de Ramadhan et la période estivale. C'est à ce moment que les «hardliners» (les durs) du Haut commandement optent pour le passage en force, c'est-à-dire, la tenue, coûte que coûte, des élections présidentielles avant la fin de l'année. Ce choix ouvre la voie à un troisième temps politique où une contre-révolution brutale, provocatrice et arbitraire se met en marche. Le temps du passage en force et de la répression massive A partir du mois de septembre, l'étau sécuritaire et judiciaire se resserre sur les militants et les citoyens engagés dans le mouvement populaire. La répression devient un choix assumé par le pouvoir militaire. Dans ces multiples discours, Ahmed Gaïd Salah traite les manifestants de «hordes», de «bandes», de «parties hostiles», de «déstabilisateurs» qui mènent une guerre contre l'Algérie, pour les discréditer. Le nombre de citoyens arrêtés ou poursuivis va considérablement augmenter à partir du mois de septembre, même si les détentions avaient commencé à partir de juin. Les intimidations et la répression contre tous ceux qui portent un discours anti-régime s'accroissent d'une manière spectaculaire. A la mi-septembre, Karim Tabbou, militant politique et l'une des voix du hirak, est arrêté à son domicile et poursuivi pour «entreprise de démoralisation de l'armée». D'autres figures comme Fodil Boumala et Samir Benlarbi sont kidnappés et emprisonnés dans la foulée. Au niveau d'Alger, les militants de l'association RAJ sont particulièrement ciblés. Plusieurs sont arrêtés et accusés d'atteinte à l'unité nationale. Mais à défaut de fragiliser le hirak, le régime va donner à la révolution du 22 février des icônes au nom desquelles le peuple poursuit sa mobilisation. La figure emblématique de la guerre de Libération et de l'Armée de Libération Nationale, Lakhdar Bouregaâ, emprisonné pour ses critiques contre le pouvoir militaire, incarne désormais la filiation de la révolution du 1er Novembre avec celle du 22 Février. Malgré le climat de répression, les Algériens ne lâchent pas prise. Le mouvement populaire reprend de plus belle à partir de la mi-septembre. Les Algériens rejettent non seulement l'illégitimité d'une élection imposée, ils contestent les décisions erratiques de la justice, condamnent l'arbitraire qui frappe la presse, font échouer les visites des ministres et des walis, et promettent de bloquer pacifiquement les campagnes électorales. Le casting des candidats aux élections décrédibilise encore davantage ce rendez-vous politique. Les cinq concernés ont tous été ministres ou Premier ministres sous Bouteflika. Ils sont aujourd'hui chassés, conspués et poussés à écourter leur campagne. Face à cette impasse dont seul le régime porte la responsabilité, Ahmed Gaïd Salah réagit par le déni, la surdité et le repli sur soi. Il continue de menacer les Algériens dans ses discours. Et il devient de plus en plus difficile d'accepter sa démarche. Ni l'appel à la raison et au dialogue lancé par 20 personnalités nationales incluant Ali Yahia Abdennour et Taleb Ibrahimi, ni le message fort lancé par Mouloud Hamrouche ne trouvent écho chez le Haut commandement. L'état-major est pris dans son propre piège. Car ni l'usure du temps, ni la violence judiciaire, ni la répression policière n'auront raison de la mobilisation populaire. Le quatrième temps : dissensions, compromis historique et négociation avec le Hirak ? A moins de deux semaines du 12 décembre, l'état-major a commis une erreur stratégique en voulant passer en force, sans avoir réalisé les revendications claires du mouvement populaire comme préalables au retour aux urnes. Malgré les discours dithyrambiques d'Ahmed Gaïd Salah sur la bonne volonté de l'armée à assurer l'intégrité et la sécurité du processus électoral, les hardliners sont affaiblis et relativement isolés au sein de l'armée. L'unilatéralisme du Haut commandement nuit à la réputation d'une armée qui a déployé d'importants moyens pour recouvrer l'image d'une institution véritablement populaire. Mais est-ce à dire que le Haut commandement sera capable d'un revirement total ? L'hypothèse semble peu probable. Bien qu'il n'y ait pas de doute sur le fait que l'état-major n'a pas une vision monolithique sur l'Algérie post 12 décembre, est-ce que les «softliners» (les moins durs) du Haut commandement souhaitent et peuvent appuyer le choix du mouvement populaire ? Si les Algériens réussissent à inverser le rapport des forces et à faire tomber les élections du 12 décembre, ils signeront la mort politique du régime qui marquera un changement important au sein de l'état-major, soit la démission d'Ahmed Gaïd et son cercle le plus proche. Si le régime réussit à tenir les élections du 12 décembre et à faire élire un président qui sera encore plus illégitime que Bouteflika, l'Algérie entrera dans un nouveau cycle de crise qui creusera le fossé entre les hardliners et les softliners de l'état-major, avec des conséquences incertaines. L'état-major n'a d'autre choix que d'entrer dans un quatrième temps dans ce rapport avec le hirak. Il ne peut s'ériger, éternellement, en obstacle à un compromis historique et à l'édification d'un nouveau régime démocratique.
Par Raouf Farah Géopolitologue et membre du mouvement Ibtykar