Le politologue Mohamed Hennad analyse les actions menées, depuis quelques jours, par le chef de l'Etat, Abdelmadjid Tebboune. Les consultations entreprises avec des personnalités, des chefs de partis et des représentants d'associations doivent, selon lui, cadrer «avec la dynamique créée par le hirak dans le sens où il faut au président de la République débattre avec des figures nouvelles, notamment des jeunes et des moins jeunes des deux sexes». Concernant les rapports entre Abdelmadjid Tebboune et le commandement de l'ANP, Mohamed Hennad considère que «la liberté de manœuvre du nouveau Président par rapport au haut commandement militaire devrait constituer, aujourd'hui, la ‘'priorité des priorités'', sinon la crise politique que traverse le pays restera en l'état, même avec de petits aménagements». – Depuis l'installation du gouvernement, le chef de l'Etat multiplie les consultations avec des personnalités, des chefs de partis et des représentants de certaines associations. Quel est, selon vous, l'objectif de cette démarche ? C'est une démarche somme toute normale, pourrait-on dire, pour un nouveau président de la République qui aurait besoin de s'informer directement. Mais, en même temps, le large éventail de ces consultations indique, sans doute, une reconnaissance, indirecte, du fait que la dernière élection présidentielle n'a pas résolu la crise politique que traverse le pays depuis presqu'une année. M. Tebboune est trop réaliste pour ne pas savoir que son élection était loin de combler le déficit en légitimité dont continue à souffrir l'autorité politique dans le pays. A travers ces consultations tous azimuts, le nouveau Président voudrait, sans doute, indiquer aussi la volonté de se démarquer de son prédécesseur qui semblait avoir peu de considération pour les forces politiques et sociales nationales. Mais il faut attirer l'attention sur le fait que ces consultations doivent bien cadrer avec la dynamique créée par le hirak, dans le sens où il faut au président de la République débattre avec des figures nouvelles, notamment des jeunes et des moins jeunes des deux sexes. Ces consultations doivent être très bien prises en charge pour éviter qu'elles ne deviennent, avec le temps, de simples salamalecs ! – Abdelmadjid Tebboune veut-il seulement réaliser un consensus autour de la révision de la Constitution ou cherche-t-il à légitimer autrement son pouvoir, issu d'un scrutin boudé par la majorité des Algériens ? Certainement les deux en même temps, puisque si M. Tebboune arrive à réaliser un consensus autour de la révision de la Constitution, il aura, en même temps, gagné en légitimité ! A mon humble avis, la révision de la Constitution ne saurait être, aujourd'hui, la «priorité des priorités». Certes, la Constitution actuelle a besoin d'être révisée pour plusieurs raisons, notamment la pléthore de ses articles (218) et l'excès de sa rhétorique. Une Constitution est censée prendre l'allure de la Loi fondamentale pour le pays, en évitant, surtout, de trop entrer dans les détails, lesquels relèvent du domaine des lois, règlements et coutumes. Nonobstant la manière, maintenant qu'il est président de la République, M. Tebboune devrait prendre des décisions fortes en vue d'établir la confiance qui fait défaut dans la vie politique nationale d'une manière tragique. Au premier rang de ses mesures, figure la levée des restrictions, y compris médiatiques, imposées au hirak, lequel devrait être considéré comme une boussole pour les nouvelles autorités. Le jour où l'on verra les chaînes de télévision, publiques et privées, faire état d'opinions critiques vis-à-vis des autorités et couvrir le hirak, on pourra dire qu'un changement dans les mœurs politiques nationales est en train de voir le jour. Ensuite, il faut dissoudre le Parlement illégitime et le Conseil constitutionnel pour avoir cautionné toutes les turpitudes du régime des brigands. – Ces consultations prennent-elles la place du dialogue, évoqué une seule fois par le président Tebboune ? Certes, le choix des termes n'est jamais innocent, surtout en politique. Toutefois, le Président peut choisir le terme qui lui convient, à condition que les autres parties ne se laissent pas prendre au piège. Elles sont censées avoir leur propre vision des choses. Par ailleurs, le terme «dialogue» a été tellement galvaudé qu'il est devenu pratiquement péjoratif chez nous, tant il connote, aujourd'hui, la duperie. Rappelons que l'on parle de dialogue depuis le début des années 1990 sans que la crise politique ne soit résolue pour autant. A la limite, «dialogue» ou «consultations» importent peu, si les parties concernées arrivent à établir un minimum de confiance entre elles et décident de réaliser des choses ensemble. Il faut se rendre à l'évidence que l'opinion publique a toujours peur que ces consultations ne soient une simple diversion pour distraire son attention pendant que l'on s'attelle à préparer une feuille de route qui fera peu de cas de son aspiration à une bonne gouvernance. – Comment expliquer l'acceptation, par certaines personnalités ayant épousé la cause du mouvement populaire, de l'invitation de Tebboune ? Cela ne risque-t-il pas d'affaiblir le hirak ? Justement, ce sont ces gens-là qui devraient intéresser, en premier, le président de la République et non pas les thuriféraires, FLN et RND notamment ! A vrai dire, accepter l'invitation ou la décliner constitue un dilemme pour les personnalités ayant pris parti pour le hirak. Toutefois, il semble qu'il serait plus judicieux d'accepter l'invitation, mais à titre individuel et dans la transparence totale, tout en étant intransigeant quant à la nécessité du changement dont le pays a besoin. Mais aussi pour prendre à témoin l'opinion publique ici et ailleurs. – Un mois après son élection, le président – Tebboune va-t-il tenter de s'affranchir de l'emprise du commandement militaire qui avait imposé le scrutin du 12 décembre dernier ? En fait, toute la question est là ! La liberté de manœuvre du nouveau Président par rapport au haut commandement militaire devrait constituer, pour M. Tebboune, aujourd'hui, la «priorité des priorités», sinon la crise politique que traverse le pays restera en l'état, même avec de petits aménagements. Le fait que le nouveau Président n'ait pas désigné un «vice-ministre» de Défense est, pour le moment, un bon signe. Il y a aussi le discours que le chef d'état-major par intérim a prononcé lors de sa dernière visite à la 4e Région militaire. Dans ce discours, le chef militaire a laissé entendre la volonté du haut commandement de l'ANP de se consacrer à la professionnalisation de l'ANP, sous l'autorité civile du pays. A vrai dire, le danger qui guette le nouveau président de la République n'est pas seulement l'emprise du haut commandement de l'ANP, mais aussi et surtout la probabilité de l'émergence d'une nouvelle «îssaba» qui serait en train de se préparer pour remplacer l'ancienne. Aussi, le défi auquel l'Algérie fait face aujourd'hui n'est pas seulement la séparation entre le politique et le militaire, mais aussi et surtout entre la politique et le monde des affaires, pour éviter qu'une ploutocratie ne vienne «capter» l'Etat, appuyée seulement sur la puissance que procurerait un haut commandement militaire peu scrupuleux. – Le chef d'état-major, Saïd Chengriha, reprend les mêmes pèlerinages aux Régions militaires, où il prononce des discours comme son prédécesseur, Gaïd Salah. Veut-il défendre son pré carré ? Je ne pense pas que ces visites vont continuer à être médiatisées, maintenant qu'un président de la République a été élu, même si son élection demeure, pour le moment, problématique. En fait, le dernier discours du chef d'état-major résonne un peu comme un «discours d'adieu» que l'on prononce après l'accomplissement d'une mission, en l'occurrence celle de l'organisation d'une élection présidentielle justement. – Quelle sera, selon vous, la nature des rapports entre la Présidence et l'armée au cours des mois à venir ? Le dernier discours du chef d'état-major mérite bien qu'on s'y attarde, parce qu'il a été en rupture avec ce que feu A. Gaïd Salah nous avait habitué. Dans ce discours, le général-major, Saïd Chengriha, n'a accusé personne de trahison ni invoqué une main étrangère. Bien au contraire, il a fait montre de beaucoup de sympathie envers le peuple en déclarant que «l'ANP continuera à travailler pour préserver l'unité du peuple algérien et renforcer le lien solide avec son armée». Il a aussi mis l'accent sur plus de professionnalisme de l'outil de défense nationale dans tous ses aspects ; ce qui pourrait dire, par voie de conséquence, que l'armée va se retirer complètement de la scène politique en se soumettant, volontiers, à l'autorité civile du pays. C'est sans doute le sens qu'on pourrait donner aux propos du chef d'état-major, s'adressant aux personnels de l'ANP en ces termes : «Je saisis cette occasion pour vous transmettre le message de félicitations et d'encouragement de Monsieur le président de la République, chef suprême des Forces armées, ministre de la Défense nationale…» Mais attendons quand même pour voir, car la non-intervention de l'armée en politique demeure, jusqu'à aujourd'hui, un vœu pieux. On en parle depuis des décennies déjà. Par ailleurs, mettre fin à l'intervention de l'armée en politique reste tributaire de l'aboutissement du processus de démocratisation du système politique national d'une manière générale.