Le choix est fait. Mohamed El Baradei rentre en Egypte. Il renoue avec sa patrie après trois décennies passées dans des organismes internationaux, dont 12 années à la tête de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). A son retour, en février dernier, ce Prix Nobel de la paix version 2005 a été accueilli comme un héros par des milliers d'Egyptiens, assoiffés de liberté, de justice et d'égalité. Des hommes et des femmes qui jurent par le changement. Un changement dont ils ne pouvaient rêver avant le retour en fanfare de cet enfant terrible du Caire. « A mon retour, dit-il, je me suis retrouvé en face d'un modèle réduit de l'Egypte. (...) En observant cette foule à l'aéroport, j'ai senti un désir de changement chez les Egyptiens. Le désir de changer tout ce que nous vivons depuis des décennies. » Serein et lucide, El Baradei affiche, dès son arrivée, ses intentions de se consacrer à la politique. Et depuis, ce diplomate de renom ne ménage aucune effort pour réaliser un rêve de longue date : celui de démocratiser son pays. A 67 ans, il ne désespère pas. Au contraire, il dégage une intense énergie et se montre déterminé à aller jusqu'au bout de son projet, de ses idées. Vent de réforme Longtemps piétiné par la machine du pouvoir, le peuple égyptien salue le courage d'El Baradei, qui ose défier le « système Moubarak » aux 30 années d'existence. « Je suis en train de parler du sort d'une nation et du futur de nos enfants. Je dis que nous avons un problème. Nous devons changer de voie. Il est secondaire de savoir si je prendrais part à ce changement ou non », dit-il, au lendemain de son retour, à une chaîne de télévision satellitaire égyptienne. Calme et éloquent, El Baradei ne rate plus jamais aucune occasion, depuis février, de s'exprimer clairement sur la situation politique en Egypte. Il déverse ses critiques sur le régime Moubarak sans se soucier de la réaction du pouvoir égyptien qui se trouve dans un dilemme, lui qui a tenté exploiter en sa faveur le retour de cet homme dans sa terre natale. Sans y parvenir tant la volonté d'El Baradei d'apporter le changement est forte plus que jamais. Bien avant son retour en Egypte, El Baradei donnait des signaux d'un homme pétri de vertus démocratiques. Un homme qui croyait dur comme fer que seule la démocratie peut sauver l'Afrique de son sous-développement et de sa misère à tout point de vue. Il l'exprimait à chaque occasion. Lors de la conférence internationale pour le cinquantenaire des indépendances africaines tenue en mai dernier au Cameroun, El Baradei avait mis en avant le déficit de démocratie dont souffre le continent : « Il y a encore beaucoup à faire. Il y a beaucoup de contradictions en Afrique car c'est un continent riche, notamment en ressources naturelles et énergétiques, et pourtant c'est le plus pauvre. Le défi majeur, c'est celui de la bonne gouvernance. Il n'y a que 4 à 5 démocraties en Afrique. Peut-être 10, maximum. C'est peu, sur les 53 pays que compte le continent. Outre la corruption, le respect des droits de l'homme, l'éducation, la santé sont aussi des problèmes importants. Sous la colonisation, l'éducation était meilleure. Aujourd'hui, les gens n'ont pas les moyens d'envoyer des étudiants à l'étranger, donc ils ne peuvent pas être très compétitifs. » Panique à Héliopolis S'il suscite un immense espoir au sein de la société, El Baradei sème en revanche la panique au sein du pouvoir égyptien. Ayant clairement exprimé son désir d'un changement démocratique, El Baradei conditionne cependant sa candidature à la prochaine présidentielle de 2011 par des garanties de transparence. Question embarrassante pour le clan Moubarak, qui a déjà mis en place un plan de succession dont l'heureux bénéficiaire n'est autre que l'un des fils du président, à savoir Gamal Moubarak. Fort de ses 30 ans à la tête d'une Egypte complètement soumise, Hosni Moubarak ne trouvait aucune franche résistance à son projet de passation de pouvoir entre père et fils, comme dans les royaumes de l'Arabie. L'influence de Gamal Moubarak s'exprime dans un renouvellement des cadres du régime, et au premier chef dans le contrôle du Parti national démocratique (PND), cœur de la vie politique égyptienne. Le congrès de 2006 du PND a marqué une étape dans l'ascension du fils du Président, tout en mettant en relief des lignes de clivage au sein de l'appareil. El Baradei, par son projet et son discours, risque de gâcher la fête à un an de la présidentielle. Au palais présidentiel d'Héliopolis, on se penche sérieusement sur le cas El Baradei, tentant de jauger sa popularité et de vérifier ses réelles intentions. Sans y parvenir tant le personnage est complexe. Politiciens, chercheurs, médias, tous avouent leur incapacité à évaluer ses motivations, ambitions et chances de succès. Au fil des jours et des semaines, il devient une obsession pour le régime Moubarak, qui semble en panne d'inspiration. Connaissant bien le système politique égyptien, El Baradei veut commencer par l'essentiel : amender la Constitution qui constitue à ses yeux le premier obstacle à toute construction démocratique dans le pays. Changer les règles En préparant son fils pour le trône, Moubarak a changé les règles en modifiant la Constitution en 2007 de sorte à barrer la route à tout candidat indépendant non adoubé par le pouvoir. Pour dépasser cet écueil constitutionnel, El Baradei doit mobiliser une large frange de la société autour d'un projet de réforme. Des militants proches d'El Baradei font circuler une la pétition pour la modification de la Constitution. Ils ont pu recueillir 30 000 signatures. Mais cela semble insignifiant dans un pays de plus de 80 millions d'habitants. Même si beaucoup d'observateurs le considèrent comme un exploit dans un pays vivant sous état d'urgence depuis 30 ans. Un état d'urgence qui interdit les rassemblements et limite la création des partis politiques. El Baradei réclame des amendements aux articles 62 et 76 de la Constitution. Ainsi, pour qu'un candidat indépendant puisse se présenter à une élection présidentielle, il doit bénéficier d'un soutien de 250 membres élus (65 membres de l'Assemblée du peuple, 25 du Conseil consultatif, 10 de conseils régionaux au sein de 14 gouvernorats au moins). La majorité de ces membres dépendent du PND au pouvoir. Les Frères musulmans, hostiles au pouvoir en place, ne sont représentés que dans l'Assemblée du peuple (88 élus). Même s'il arrache leur soutien, El Baradei n'aura pas assez d'appui au sein de l'Assemblée pour pouvoir briguer un mandat présidentiel. Il pourra en échange devenir chef d'un parti, mais ce parti doit dater d'au moins cinq ans, couvrir 3% des sièges parlementaires et être son leader officiel durant la dernière année de son existence. L'avantage d'El Baradei est qu'il fait figure d'homme intègre, hors du circuit traditionnel et qu'il jouit une grande popularité. « L'ex-patron de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), El Baradei, a su se forger un statut de réformateur crédible, tandis que le président Moubarak rentre au pays affaibli de son opération et que son fils Gamal, longtemps considéré comme son successeur désigné, affronte l'hostilité de l'opinion et de certains militaires », constate le journal suisse Le Temps. Mais il faudra, pour cet ancien patron de l'AIEA, transformer son aura en une véritable force changement sur le terrain. Les dirigeants de l'ombre Avec son langage mesuré et la crédibilité que lui donnent ses quinze ans passés au ministère des Affaires étrangères, El Baradei évite le piège du radicalisme qui a marginalisé l'opposition traditionnelle. Fin connaisseur des rouages du système, il peut solliciter un appui des militaires qui sont de moins en moins représentés dans le pouvoir politique. Cette carte, si elle est jouable, reste difficile. Surtout que le chef des services secrets, Omar Souleymane, ne cache pas ses ambitions de briguer un mandat présidentiel. Ainsi, tout dépendra des capacités d'El Baradei à convaincre les militaires mais aussi les grandes puissances occidentales de la nécessité d'un changement en Egypte. « La plus grande difficulté n'est pas de persuader les gens d'accepter de nouvelles idées, mais de les persuader d'abandonner les anciennes. » Dixit John Maynard Keynes, économiste et financier britannique de renom, décédé en 1946. Peut-il le faire ? Difficile de parier. Il le dit d'ailleurs à un journal britannique, The Guardian : « La politique des Occidentaux n'est pas basée sur le dialogue et la compréhension des sociétés mais se base uniquement sur la recherche effrénée du pétrole et ce, même si cela suppose de soutenir les régimes les plus autoritaires. Une telle politique est vouée à l'échec car elle ne soutient pas la société civile. » Misère sociale El Baradei peut profiter du marasme social et de la crise économique que vit le pays. Car le régime ne peut rien sur ce plan. Les émeutes de la faim de 2008 sont encore dans les mémoires des Cairotes. Les aides sociales sont en voie d'émiettement. Ce qui reste du service public est délabré, dévoré par une privatisation empreinte de corruption, sous l'œil complice des syndicalistes alliés aux nouveaux riches. Le pays est en proie à de grandes difficultés économiques. Autrefois essentiellement agraire, l'économie égyptienne tente sans véritable succès de se diversifier vers des domaines comme le tourisme ou l'industrie. Les principaux partenaires économiques de l'Egypte sont les Etats-Unis, l'Union européenne et le Japon. Ses principales ressources économiques sont le pétrole, les métaux, le tourisme et l'agriculture, surtout le coton. La moitié de la population égyptienne vit dans la pauvreté. 32 millions d'Egyptiens sont considérés comme pauvres et dans ces 32 millions, 6 sont considérés comme « très pauvres », selon un rapport du Bureau international du travail. Aussi, près d'un tiers des enfants égyptiens sont atteints de malnutrition, selon un rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Allié stratégique des Etats-Unis dans la région et partenaire diplomatique d'Israël, l'Egypte bénéficie d'une aide financière annuelle de 3 milliards de dollars de la part de l'Oncle Sam. Cette aide a des conséquences politiques. La rue égyptienne est hostile au gouvernement américain et vit mal la normalisation avec Israël. El Baradei peut jouer sur ce dossier pour augmenter sa cote et se lancer sur des bases solides pour mieux affronter le système Moubarak.