« Ecrire, c'est ébruiter le charnel », écrivait Saint-John Perse, dans une lettre à sa mère, dans les années 1920. C'est là, de mon point de vue, une très belle définition de la poésie, c'est-à-dire qu'il s'agit avant tout de mettre les sens et le sens en branle, de renverser les éléments ordinaires pour mieux leur restituer leur chair, leur pulpe ; et cela, comme le disait Proust, « dans une sorte de langue étrangère », c'est-à-dire la langue du poète qu'il crée et qu'il invente, afin qu'elle n'appartienne qu'à lui. Jean Sénac, immense poète algérien, avait publié en 1967 un recueil intitulé : Le Corps-poème. Il rejoignait ainsi Saint-John Perse dans ce rapport vital au corps et à l'être du corps, c'est-à-dire de la langue, en tant que « maison de l'être », selon Heidegger. Écrire, c'est nommer le réel, là où on ne l'attend plus, là où on ne s'y attend pas, puis donner forme à ce réel fuyant, insaisissable, irrattrapable et poreux. C'est justement cette forme qui, aujourd'hui, pose problème. Elle est la difficulté majeure du poète, comme du lecteur qui le lit. Il ne s'agit pas en effet de nommer le réel, à travers n'importe quelle forme, sinon, il se suffirait à lui-même ; mais il s'agit de trouver cette métaforme qui fait l'essentiel de la poétique qui reste accrochée au porte-manteau de Georges Braque, lorsqu'il disait qu'il peignait comme d'autres accrochent leur chapeau à un porte-manteau. Pour moi, peindre, c'est accrocher mes angoisses à la toile sur laquelle je mets des couleurs et des formes qui m'échappent souvent. En fait, on ne conjure pas ses angoisses et sa difficulté d'être, en posant le poème, on arrive juste à les contourner, en « bondissant hors des meurtriers », selon le mot de Kafka. La poétique contemporaine n'échappe pas à cette réalité parce qu'elle continue à se nourrir et - même - à cultiver l'opacité, pour essayer de « rendre le réel inoffensif », comme le voulait Henri Michaux. C'est donc à ce moment-là que s'injecte la métaphysique dans la métaforme du corps-poème qui va ébruiter ce charnel Persien, le répandre à travers cette sorte de langue étrangère inventée par le poète « qui vise dans le noir, tâtonne et n'atteint jamais sa cible », selon l'expression de Malher, dans une lettre à sa femme, après l'échec de la symphonie des Mille et La fuite à Venise. Mais cette opacité, cette étrangeté, cette cécité de la poésie redonne du sens au sens. Elle n'est pas une fuite du sens, au contraire, elle est un approfondissement du réel, savonneux, certes, instable certes, mais là. Têtu. Entêté. Dur ! Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre, disait au sujet de ce rapport au réel : « Nous ne voulons rattraper personne. Mais nous voulons marcher tout le temps. Il s'agit pour nous de recommencer une histoire de l'homme. » Cette réflexion du psychiatre algérien concerne la poésie, aussi. En effet, la poésie ne veut rattraper personne ni aucune chose, mais elle veut, à la façon de Sisyphe, recommencer continuellement et inlassablement l'histoire de l'homme dans ce qu'il a de plus intime, de plus fragile. Si la poésie gêne et dérange, aujourd'hui, qu'elle se fait de plus en plus rare et confidentielle, c'est parce qu'elle écorche le monde à travers un gros brouillage des données du réel. Paradoxalement, ce brouillage permet de s'implanter dans le réel, d'aller y fouiller très loin et au plus profond pour restituer non pas une réalité, mais une conscience. Une conscience émue, pathétique et passionnée du monde. Nous avons alors un texte complexe (le poème) qui, au lieu de simplifier artificiellement le monde, le restitue dans sa complication et dans son ambiguïté. Parce que, comme le disait Eliott, « il y a une différence entre l'homme qui souffre et l'artiste qui crée ». Et cela m'amène à poser cette question : mais où se situe donc la ligne de démarcation entre la souffrance, l'extase et la douleur d'être ? Le chagrin, peut-être ! Qui est la forme suprême de la poétisation de la réalité offensive et agressive. Cette douleur du corps et cette extase du corps ; cette jubilation soufiste, à la façon de Halladj, remet le poète au cœur de la problématique humaine. Le corps comme une médiation de la souffrance et de la jubilation est le lieu géométrique de la passion : Sur ma plaie ton corps épelé La première mie du mot (une écriture de sexe, opale, miellée, flamboyante) Une écriture et son précipice alternant les vingt-six plaies du vocabulaire. Une écriture de bleu d'épaule, de toison brune Où la sueur et la salive ont délavé la pure audace Du poète, du premier mot - une écriture A l'aigu des cuisses comme une menace de paix. (Jean Sénac in Avant-corps Ed. Gallimard) La poésie, c'est cet engouement pour le monde, l'autre, le corps et l'intolérable brassage du malheur et du bonheur. Elle met en branle l'encerclement des corps désirés, des principes essentiels et les bourre de signes énigmatiques, ésotériques et calfeutrés jusqu'à l'éclatement de l'être dans un étourdissement mystique que les mots, avec leur sonorité et leur coloration jusqu'à l'intolérable ellipse, entre néant et chagrin, entre coma et vigilance, entre l'intériorité intime et douillette et l'extériorité vorace et anthropophage. Le poème est alors le support d'un battement pulsionnel où après la divulgation du rythme, s'installe une mystique des objets, des gens, des architectures, des natures, etc. « Jusqu'à la signature elle-même qui est une blessure narcissique du nom propre », selon Bruno Bettelheim.