Et Picasso en est un bel exemple : « Dire que je n'ai jamais pu faire un tableau ! Je commence avec une idée, un projet, et puis cela devient tout autre chose », qui explicite honnêtement le désarroi et l'impuissance à faire ce que l'on veut. Picasso poursuit à ce sujet : « J'en arrive à un moment de ma vie où le mouvement de la pensée m'intéresse plus que ma pensée elle-même. Je suis happé ! » Comme nous le savons, la textualité poétique est une question de mots. Ce qui pose problème et fait jaillir l'image, c'est la combinatoire poétique. C'est-à-dire que de la combinaison des mots naissent une impression, une sensation, « une envie poétique du monde » (Saint John Perse). Mais les mots nous échappent. Ils sont insaisissables et ils nous trahissent souvent, parce que instables, fuyants, fragiles, changeants, polyformes. Ecrire, pourtant, c'est jouer le mot et non pas sur les mots. C'est trouver à chaque fois le mot adéquat capable d'exprimer exactement l'image mentale qui obsède celui qui écrit. Mais c'est là une tentation impossible à réaliser, mais qui reste dévorante. La poésie est alors cet art en soi qui n'acquiert, nullement, sa justification d'une façon extérieure par le monde dans lequel et sur lequel elle travaille (comme on dit d'une parturiente qu'elle est en travail) ; bien que structurellement ancrée dans le passé et donc dans l'absence et la mort, comme le souligne Blanchot à propos de toute entreprise de langage. Mais on pourrait contredire Blanchot. En effet, on peut échapper à cette « morbidité » annoncée, à cet « absentéisme » à ce suicide, grâce à ce soubassement que l'on retrouve chez les grands poètes, toutes époques confondues : Sophocle, Abou Naouass, Maâri, Bachar, Khayyam, Rimbaud, Byron, Saint John Perse, Sénac, Adonis, Darwiche, etc. Ce soubassement donc qui soutient le texte grâce au questionnement de l'histoire, de la philosophie et de la métaphysique. Il n'en reste pas moins que Blanchot a raison : toute conception poétique est une entreprise suicidaire, une tentation de l'autodafé, une condamnation à la réification. La poésie est un signe avant d'être une signification parce que « le signe est une fracture qui ne s'ouvre jamais que sur le modèle d'un autre signe », comme le préconise Barthes. Chez les mystiques musulmans, particulièrement chez Halladj et Ibn Arabi, Dieu est un signe fracturé puisqu'il s'ouvre sur un autre signe : l'homme qui est une émanation de Dieu, mais aussi ! son égal, chez Chahraouardi, un autre mystique musulman crucifié à l'âge de 23 ans au IVe siècle de l'Hégire. Pour tous ces mystiques qui nous ont laissé un patrimoine poétique étonnant de modernité, le signe est passion de Dieu devenu un pur concept qui n'a rien à voir avec le dogme plébéien, stupide et populacier. La poétique en tant que signe est donc une économie, un ramassement du monde qui chute dans l'infiniment universel par l'absorption de toutes les scories du particulier et ses limites réductrices. Et si on définissait la poésie comme la trituration et la réorganisation illimitée des signes, on peut dire qu'elle compense alors le sens sacré et la passion païenne du monde tout à la fois. La poésie contemporaine a abandonné, souvent, sa disposition verticale, et elle devient de plus en plus une prose horizontale. Elle a peur du vide qu'on peut laisser sur la page blanche. Souvent les poètes oublient que les romanciers, aussi, peuvent être de grands poètes et il m'a toujours semblé que cette opposition entre la prose poétique de certains grands auteurs, je pense à Proust, à Faulkner, à Joyce et à Claude Simon, et le poème en prose de Baudelaire ouvrant, grâce à son Vitrier, l'espace à Saint John Perse pour oser ce qu'il a commis de révolutionnaire dans son œuvre emblématique. Je finirai par ces vers d'Adonis pour dire que tout texte de qualité est par essence poétique et donc politique et métaphysique : « J'étreins la terre comme une femme Et je m'endors Laissant teinter en elle ma cloche ma vie Telle une flamme perçante Je fais descendre un verset pour proclamer Que je suis Livre Que mon sang est encre Paroles mes membres. » (Adonis, in Deux Poèmes pour saluer Saint John Perse). Et par ces vers de Mahmoud Darwiche : « Mon pays n'est pas une valise Et je ne suis pas voué éternellement à la transhumance. » (Mahmoud Darwiche, in Pays natal). La poésie contemporaine et le poète contemporain, non plus !