La dialectique de l'amour et de la guerre, de l'Eros et du Thanatos occupe une place de choix dans la littérature algérienne d'expression française. Est-ce un hasard si le livre fondateur de cette littérature, porte le titre si majestueusement astral de Nedjma ? La femme y est singulièrement magnifiée, voire divinisée, puisqu'elle devient une figure cosmique et angélique. Vraisemblablement, c'est le contexte dans lequel est apparu le texte katébien (la guerre de Libération nationale) qui a surdéterminé le style de l'écriture. Le choc colonial est aussi un viol colonial, qui révèle l'agresseur dans sa nudité de violeur et de séducteur jouissif. Au demeurant, l'histoire de la conquête de l'Algérie par la France figure une succession de rapports quasi sexuels, des rapports pour ainsi dire qui prennent la forme d'« une copulation obscène ». « Il y eu un cri déchirant - je l'entends encore au moment où je t'écris -, puis des clameurs, puis un tumulte », écrivait Eugène Fromentin. Même l'histoire de la « conquête » ottomane n'échappe pas à l'irrésistible appel du charnel et du sensuel. C'est un diplomate, et de surcroît, le premier ressortissant français qui soit venu au XVIIIe siècle à Alger (est-ce un hasard ?) qui nous a laissé l'un des tous premiers écrits sur l'Algérie précoloniale. Il s'agit de Laugier de Tassy, qui a séjourné à Alger pendant cinq mois et demi (du 16 janvier au 2 juillet 1718). Aux clameurs échappées du face-à-face entre les Espagnols qui occupent le Penon et les soldats turcs qui les tiennent en respect, notre auteur mêle les bruissements d'une histoire d'amour dont Aroudj Barberousse sortira complètement défait. Même si le récit du diplomate n'est pas à proprement parler un récit littéraire mais une œuvre qui se veut une contribution à l'écriture de l'histoire, il n'en renferme pas moins une dimension mythique qui le situe à mi-chemin entre l'essai et la fiction. Pour autant, Laugier de Tassy dans la préface de ce texte que, désormais, il intitulera Histoire du royaume d'Alger, il avertit le lecteur qu'il ne pourrait attester de la véracité des amours de Aroudj Barberousse avec la princesse Zaphira. « Il y a peu de personnes qui la sachent (histoire, ndlr) dans le pays même. Elle pourrait passer pour un roman. » Mais, il précise qu'il a rapporté l'histoire telle que « traduite d'un manuscrit en velin qui est entre les mains de Cidi Ahcmed ben Haraam, morabout du territoire de Constantine, qui prétend descendre de la famille du prince arabe Selim Eutemi, mari de Zaphira ». Ainsi, l'histoire politique de la prise d'Alger par Barberousse se double d'une histoire de viol perfide et crapuleux. Qu'importe si on a de bonnes raisons de considérer le récit en question comme un récit construit sur le mode légendaire. Mais il y a toujours quelque vérité à tirer d'une légende, et si celle qui nous occupe ici a une origine autochtone, comme le laisse croire l'auteur, on est alors édifié sur la nature des relations qu'avaient pu nouer les Algérois avec ceux qu'ils appelèrent à la rescousse pour chasser l'infidèle. En effet, Barberousse accroît son emprise sur le pays en s'autorisant un premier meurtre. Il assassine son hôte, le maître d'Alger Salim Toumi, en l'occurrence. Par l'élimination de ce dernier, il espère arriver à ses fins les plus secrètes : prendre comme épouse la femme que son acte abject aura rendue veuve. Cette histoire d'amour qui n'en est pas une, à vrai dire, connaîtra son épilogue dans le suicide de Zaphira, la femme du prince lâchement assassiné. Pour non abouti que soit le mariage, il n'en souligne pas moins le profond désir d'insertion dans la société algérienne de nouveaux venus. Un désir d'insertion d'autant plus impérieux que la conquête ottomane est massivement masculine. Ce détour à travers l'épisode « barbaresque », s'il montre le rôle important dévolu à la femme, n'en dégage pas moins une image dégradée de celle-ci. Le cliché dont se repaîtra pour longtemps l'orientalisme se figera du reste dans l'image de la femme mauresque, recluse dans son harem. Dans l'odalisque qui se dévoue éperdument à sa captive maîtresse. Car l'histoire de la Régence se décline comme une histoire faite par les hommes pour les hommes, on est déjà aux antipodes de Nedjma de Kateb Yacine. On s'éloigne aussi de l'œuvre prodigieuse de Assia Djebar qui place la femme au centre de l'histoire. Assia Djebar est certainement l'écrivain qui a porté à la perfection surtout dans L'amour, la fantasia, cette dialectique de l'amour et de la guerre. « Est-ce le viol, est-ce l'amour non avoué, vaguement perçu en pulsions coupables, qui laissent errer leurs fantômes dans l'un et l'autre camps, par-dessus l'enchevêtrement des corps, tout cet été 1830 ? », écrit-elle à propos des combats qui font rage entre les Algériens et l'armada coloniale au lendemain du débarquement des troupes françaises à Sidi Fredj. L'écrivaine a relevé la présence sur le champ de bataille des femmes, dont le cadavre de l'une d'elles gisait à côté d'un Français dont elle avait arraché le cœur. Impossibilité pour les conquérants français à l'image de Joseph Bosquet et de Montagnac, de communier avec la terre algérienne autant dire pour reprendre la mythologie djebarienne avec les femmes ! Ils sont restés tous les deux célibataires. « Nul besoin d'épouse nulle aspiration à une vie rangée quand le plaisir guerrier se ravive, taraudé par les mots. » « Fantasme d'une Algérie-femme impossible à apprivoiser. » Et l'auteur, en psychanalyste averti, note que ces officiers, ces cavaliers coloniaux pénètrent en Algérie comme en une défloration. Ni les conquérants ottomanes, décrits par Laugier de Tassy ni les conquérants français peints par Assia Djebbar, ne parviendront à dompter cette Algérie-femme. La littérature trouve dans l'histoire une sorte de confirmation. Car à l'époque de la Régence, au niveau du peuplement, la postérité turque n'a pu se réaliser qu'au travers des kourdoughli, issus des mariages forcés ou supposés comme tels avec des Algériennes qui ne se seraient pas comme Zaphira suicidées, tandis qu'à l'époque suivante, c'est dans la communauté des pieds-noirs, laquelle finira par s'enfermer dans l'hermétisme, que la postérité française a pu trouver ancrage.