Au grès d'une navigation sur Internet, le hasard nous a donné à visionner El Oued, Loued, le long métrage documentaire de Abdenour Zahzah. Seuls quelques dizaines de chanceux ont pu le voir à sa sortie en 2013, faute d'un circuit national de distribution cinématographique. L'occasion est propice de se rattraper car il vaut hautement le détour, l'Institut français ayant obtenu de Zahzah de le placer en ligne sur son site en ces temps de confinement. Tout comme le charrie l'imaginaire rural en phase avec le terroir, l' «Oued-movie» de Zahzah épouse l'âpreté de El Oued, Loued de Boutaïba Seghir, une fameuse chanson raï des années 1970. Il a en partage avec elle le titre et la gravité, elle plutôt centrée sur l'évocation d'une tragique passion charnelle, de celles que les oueds dissimulaient charitablement aux regards inquisiteurs. Chez Zahzah, il est question de mémoire d'un bien plus dense humus. En 1h20, le long des 40 km de rives de l'oued Sidi el Kébir, le film déroule son lamento sans que la caméra de Zahzah ne soit ni dans le pathos ni dans la démonstration. Sans artifice de mise en scène, elle sollicite la sensibilité et l'intelligence du spectateur. Le cours d'eau qu'elle suit est personnage, observé dès son berceau, depuis les hauteurs rocailleuses et verdoyantes de l'Atlas blidéen à 1525 m d'altitude. Son originel et fougueux torrent est tumulte vagissant en entamant presque allégro son voyage à travers les escarpements rocailleux et la touffue broussaille. Arrivé sur la Mitidja, il serpente mollement pour rejoindre la mer à 30 km à l'ouest d'Alger et devenir le côtier fleuve Mazafran. Il est réceptacle de toutes les souillures, devenant oued-égout, oued dépotoir. Mais au-delà de cette catastrophe environnementale, Zahzah interroge l'histoire et le devenir du pays sinon le film n'aurait été qu'un reportage. Une première perte de repères ouvre le film, à l'endroit où l'oued prend son nom, celui du village Sidi el Kébir. Le mausolée de Sidi M'hamed, le saint patron, est misérablement en ruine, déserté par ses serviteurs et oublié par ses pèlerins. Son destin témoigne de l'effacement d'autres repères fondateurs des communautés vivant sur le parcours de l'oued. Avec pudeur, L'oued, Loued donne à voir des lieux, à écouter ses habitants se raconter, dire leur labeur, le présent, le passé lointain ou récent comme ceux des années terrorisme. Quelques séquences sont poignantes comme celle à propos d'un sinistre Abou Mériem. L'œuvre de Zahzah démasque bien d'autres impostures mais sans tenir de discours. Ses images, à aucun moment manipulées, sont voulues brutes, sans voyeurisme, captant la vie dans ce qu'elle a de plus prosaïque. Les paysages sont filmés dans leur réalité quotidienne, rudes, brumeux et froids, parfois presque hostiles ou radieux dans les éclaircis et les trouées de lumière. Etonnement, choix casse-cou, les plans sont tous fixes, le travail au montage ayant été d'évidence de l'ordre de la performance. Interrogé, Zahzah nous répond qu'il a pris six longs mois : «L'idée du plan fixe est venu du thème du film lui-même, à savoir prendre une photo d'un endroit de l'Algérie à une date précise. Ici, c'était en avril 2012. Une photo parce que c'est un film de géographie qui ne peut être réalisé qu'avec des anonymes. Donc tous les gens filmés sont des rencontres fortuites sauf une». Zahzah a une écriture assez longue et une réflexion encore plus longue avant de passer à l'exécution d'un projet. Ainsi L'oued Loued a germé comme idée en 2007. C'est pour cela que Zahzah est peu productif mais quand il s'y met, la qualité thématique et artistique est au rendez-vous. Pour preuve, concernant ce film, il a eu le soutien de l'International documentary film festival Amsterdam (IDFA), le plus prestigieux événement international consacré au documentaire et, dont la ligne éditoriale est de promouvoir les œuvres de créations exprimant un point de vue ou une identité cinématographique. Pour son prochain film, il n'aura pas affaire avec l'IDFA puisqu'il passe pour la première fois à la fiction. Son nouveau long métrage portera sur Franz Fanon et son travail de médecin chef en psychiatrie entre 1953 et 1956 à Blida, ce qui remontera à la surface la psychiatrie à l'époque coloniale. Là encore, le projet a été mûrement cogité, d'autant que Zahzah a déjà réalisé un 54 mn avec pour titre Franz Fanon, mémoire d'asile. A quand le tournage ? Il devait débuter début mai sauf que le coronavirus en a décidé autrement, imposant un report. En attendant, voir L'oued, Loued, c'est un bon moment de cinéma.