Professeur à la faculté de sociologie de l'université d'Alger, Claudine Chaulet a beaucoup travaillé sur la plaine de la Mitidja. Point de vue, à l'occasion de la sortie d'un nouveau livre*. Entre la Mitidja d'hier et celle d'aujourd'hui, quelles différences ? Au temps des Turcs, il y avait du lin et de la soie un peu partout. A la fin des années 1960, la plaine était entièrement occupée par la vigne. Seules quelques vallées étaient consacrées aux agrumes et au maraîchage. Les gens cultivaient aussi le jasmin et les plantes à parfum du côté de Haouch Le Gros (ex-Saint-Marguerite, à Boufarik). Du temps des colons, la réussite de l'agriculture reposait entièrement sur la position privilégiée réservée aux produits de la colonie sur le marché métropolitain. La valeur du produit brut de cette agriculture fluctuait en fonction des cours élevés du vin et des agrumes, beaucoup plus que d'une agriculture performante et durable. Les migrations de travailleurs en direction de la Mitidja ont par ailleurs profondément modifié la population de la plaine, l'habitat, les traditions, les mœurs et les cultures des régions montagneuses du sud, de l'est et de l'ouest. Les anciens travailleurs de la Mitidja étaient très rarement des Mitidjiens d'origine. Ces vagues successives qui ont commencé à affluer vers la Mitidja depuis le début de la mise en valeur de la plaine, à la fin des années 1880, traduisaient une recherche d'une vie meilleure. Le flux continue à l'heure actuelle. Malheureusement, les jeunes, dont les enfants des anciens agriculteurs, ne veulent plus s'abaisser à travailler la terre. Justement parce que celle-ci est basse et correspond à une époque où leurs parents, leurs ancêtres, ne pouvaient oser lever leur regard. Les gens rêvent de conduire des voitures de luxe, des camions pour faire du commerce..., mais on trouve rarement ceux qui font pousser des légumes... L'éclatement des domaines autogérés est-il responsable de la dégradation de l'agriculture ? Le problème ne se pose pas dans le contexte d'une dégradation. Dégradation par rapport à quoi ? L'agriculture coloniale (domaines autogérés), ce n'était pas une merveille ! Les travailleurs « indigènes », prolétarisés, vivaient dans la misère. La Mitidja n'est pas aujourd'hui un endroit où on produit en quantités suffisantes ce que demande la population de l'Algérois. Pourtant, il s'agit de la région la plus riche du pays. Les pois nous viennent de Tlemcen, la pomme de terre de Aïn Defla et de Mascara… Pourtant, ce féculent est un substitut du blé, un produit de large consommation, alors qu'autrefois, quand je travaillais dans la Mitidja, les gens mangeaient surtout du blé ! Une mutation parmi tant d'autres. Que pensez-vous de la politique de reconversion des cultures ? Je pense qu'à un moment donné, après l'Indépendance et le changement de la donne sociologique, mais aussi en raison d'autres facteurs économiques, les responsables ont réfléchi avant de remplacer la vigne par l'arboriculture. Au début, il s'agissait d'entretenir puis de reconvertir. Il faut dire qu'avant l'Indépendance et en raison de la situation politique qui prévalait, les colons ont délibérément laissé vieillir leurs vignobles parce qu'ils avaient des appréhensions quant à l'issue de la guerre qui a duré sept ans. Donc, à l'orée de l'Indépendance, une bonne partie des grandes surfaces des vignobles était déjà vieillissante et il fallait quand même la remplacer. Que doit-on faire pour développer l'agriculture dans la Mitidja ? La Mitidja reste toujours cette grande plaine la plus proche d'Alger et doit être préservée pour approvisionner la plus grande densité de population du pays en agrumes et en produits de maraîchage. Dans les faits, je crois que les gens doivent commencer à travailler. Je pense que le plus difficile, c'est le passage à une agriculture plus productive et dans les limites du potentiel de fertilité de la plaine. Les gens qui habitent la région de la Mitidja devraient pouvoir acheter des produits à un prix normal.Mais même si les terres fertiles ne disparaissent pas, les gens qui les travaillent, eux, vont disparaître un jour. Il y a aussi la menace des eaux usées, du béton, de l'épuisement des ressources en eaux. Ceci devrait un jour cesser. Quand je me promène sur les terres de la Mitidja, je remarque que les arbres sont vieux et ce n'est pas normal. Les gens qui ont hérité des fermes n'ont pas replanté. Pourtant c'est un créneau porteur. Pourquoi a-t-on enlevé les cyprès, ces brise-vents ? En regardant des photos aériennes, j'ai été sidérée de voir que le béton pousse un peu partout sur les meilleures terres agricoles et en plein vergers ! Est-ce que les crises alimentaires qui secouent le monde actuellement, la menace des changements climatiques et ses répercussions seront suffisamment fortes en enseignements pour que les ouvriers agricoles, leurs enfants et la nouvelle génération, réussissent à faire eux-mêmes leur reconversion vers ce qui manque le plus ? Travailler la terre, la préserver, utiliser les richesses sans les gaspiller ?