Introduction L'homme derrière le guichet examine avec un douloureux empressement une fiche. Il suit du doigt toutes les inscriptions. Après quoi, il fixe avec insistance et un soupçon de désapprobation l'homme qui lui fait face. Son collègue très concentré affûte avec zèle un crayon. La pointe casse mais, imperturbablement, il recommence son travail comme si l'incident était connu d'avance. Tandis qu'une demoiselle, son autre collègue, est là qui rêve au prochain week-end, les coudes sur le bureau et le menton dans la paume des mains, ce qui la rend du coup beaucoup moins belle. Le paradoxe de cette scène insolite et banale traduit l'état de déliquescence de notre administration. Réfléchir, c'est déranger ses pensées (1) Dès l'enfance écrivait Maine de Biran : « Je m'étonnais de me sentir exister, j'étais déjà porté comme par instinct à me regarder pour savoir comment je pouvais vivre et être moi. » Dès mon adolescence, je m'étonnais de l'existence de l'administration et me suis toujours posé la question de son utilité en dehors de celle d'exercer des tortures morales et de harceler son public. Notre conclusion finale mais néanmoins fatale découlant de mon adolescente interrogation me rassure malheureusement sur le courageux démenti opposé à la « chose la mieux partagée du monde », pour la raison simple que cette chose n'a jamais élu domicile dans l'administration publique. Si son auteur avait vécu un seul jour de plus, et avait, ne serait-ce qu'une fois, affaire à ce monstre appelé respectueusement administration, il se serait abstenu d'énoncer ce « mensonge » universellement connu. Ce « machin » comme disait l'autre à propose d'une institution plus respectable a atteint en discréditant Descartes, un point culminant, non sans avoir infligé au passage un camouflet à Montaigne, qui n'a pas dit autre chose plus d'un demi-siècle plus tôt que « le plus juste partage que nature nous ait fait de ses grâces, c'est celui du sens (jugement) ; car, il n'est aucun qui ne se contente de ce qu'elle lui en a distribué. Je pense avoir les opinions bonnes et saines, mais qui n'en croit autant les siennes ». L'administration, en tout cas, est plus que convaincue des siennes, exigeant pour le prouver de ses administrés que nous sommes d'être de son avis tant en carmes qu'en oraison solue - (en vers et prose), selon l'expression de Rabelais -contre le bon sens et en totale conformité avec le code secret de ses convenances. Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement « administration » n'est que « bureaucratie ». L'administration de laquelle nous parlons n'est que sa sœur siamoise. Elles se mêlent et se confondent l'une à l'autre d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je les déteste respectueusement, je sens que cela ne peut s'exprimer qu'en répondant : parce que c'était elle, parce que c'était moi. Il y a au-delà de tout discours, et ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable médiatrice de ce rejet mutuel. Nous nous évitions avant de nous être rencontrés, et par des rapports obligés que nous entretennions l'un et l'autre qui faisaient de notre aversion réciproque plus d'efforts que de raison. L'administration et la communauté sont des entités distinctes et séparées qui évoluent chacune dans un univers à part, quasiment en se tournant le dos. Entre ces deux mondes, les points de contact sont peu nombreux et peu profonds. A une exception près et de taille : la dépendance quasi totale de la communauté à l'administration. L'extériorité de l'administration entraîne pour elle un déficit structurel de légitimité. De ce fait, le désordre de ses ordres qu'elle donne directement, indirectement, in situ ou sous quelque forme que ce soit, revêtent in fine pour l'administré la forme d'une soumission dans le meilleur des cas, si ce n'est purement une humiliation. Avoir affaire à la bureaucratie, pour quelque motif que ce soit, que cependant personne ne souhaite même à son pire ennemi, c'est subir le sort d'un militant communiste en disgrâce d'une république stalinienne de l'ex-Europe de l'Est, c'est-à-dire s'attendre à être grondé, menacé, voire à être puni. C'est à coup sûr s'attendre à recevoir une mauvaise nouvelle, jamais, sinon rarement une autre nouvelle que mauvaise. Dans le meilleur des cas, c'est recevoir sa bonne dose d'adrénaline qu'un bureaucrate zélé se chargera avec plaisir à vous faire remonter jusqu'à vous faire oublier votre propre nom. Il est important de dépasser l'opposition optimisme/pessimisme où le premier étant le refus de lutter des administrés pour le changement de leur condition de soumission, de servilité, de dépendance et le deuxième étant le refus de penser des bureaucrates de crainte de remettre en question leurs certitudes, de réduire leur ego et de cesser d'entretenir leur narcissisme à l'égard de leurs administrés. On comprend dès lors que la bureaucratie soit conservatrice, cherche à maintenir le statu quo et soit ressentie comme répressive, alors que les usagers cherchent le changement à leur profit et soient perçus comme subversifs. Même nourrie des meilleures intentions, toute administration finit à la longue par rouler pour elle-même et comme le char de Shiva par écraser ses fidèles. Quant aux usagers, ils se tiennent à bonne distance, avec respect ou insolence, en état de soumission béate ou de colère refoulée. Ce résultat est obtenu d'autant plus facilement que « les gens avides d'égalité supportent aisément, selon G. Lebon (2), tous les despotismes pourvu qu'ils soient impersonnels ». Nous sommes alors devant un décor où le bureaucrate se prend pour l'administration, l'acteur pour la scène et l'évêque pour l'église. Le chef bureaucrate en profite un peu, puis beaucoup, insensiblement, il devient un potentat bienveillant puis chicanier, enfin solitaire. Il crée une administration qui a tout intérêt à passer, aussi insensiblement, d'un dévouement à la dévotion, il laisse l'administration développer une bureaucratie tentaculaire, laquelle, tendue vers son propre absolu, déploie ses procédures, enserre les libertés et place ses ventouses un peu partout. Ainsi, malgré toujours les principes, le délégué du souverain devient le maître du souverain, par un jeu pervers étrange des mécanismes de représentation et par l'inévitable tentation des bureaucrates à phagocyter les instances du pouvoir. Nous sommes plus proches du cas de l'entropie radicale que du commencement de la néguentropie. De la désaffection au travail à l'attachement à l'emploi Dans un système bureaucratique à l'évidence, soit les bureaucrates ne possédaient pas le niveau de compétence requis (populisme pur), soit les tâches à accomplir étaient réparties parmi un nombre trop élevé de personnes (clientélisme populiste). Ces deux procédures cumulaient les effets négatifs et aboutissaient à introduire les premières formes massives de dissociation entre emploi et travail, salaire et rendement. C'est pourquoi, en effet, on pouvait avoir un emploi sans être tenu de travailler, on pouvait percevoir un salaire sans que celui-ci soit la rémunération d'un effort productif fourni. Dans une telle situation, à la limite, il n'y a que ceux qui n'ont pas d'emploi qui auraient besoin de travailler pour vivre. Ils n'ont pas besoin de travailler, puisqu'ils sont de toute façon trop nombreux pour les postes qu'ils occupent et que le salaire déterminé par l'administration est garanti (du moins jusqu'à un passé récent), même s'il est insuffisant ou dérisoire. Il est garanti et fixe. Il n'augmente pas si l'on travaille mieux et plus intensément, il ne diminue pas si l'on travaille mal et sans ardeur. A partir de là, pourquoi travailler du tout ? Entendons-nous bien. Nous ne sommes pas en train de dire que personne ne travaille, que personne n'est productif plus, que plus personne ne fournit le moindre rendement. Nous disons simplement qu'il se crée un environnement objectif défavorable, une structure d'ensemble où les choses s'articulent de telle manière qu'il ne s'exerce plus de devoirs, ni d'ordre organisationnel, ni d'ordre économique pour amener les gens à s'investir. Sur un autre plan, au niveau des chefs bureaucratiques, les probabilités de promotion régulière sont nulles. Arrivés à un certain palier dans la hiérarchie, ils sont condamnés à faire du sur-place. Les hommes peuvent posséder toutes les compétences imaginables, toutes les aptitudes et toutes les qualifications, cela ne change rien au problème. Ils n'ont pas d'issue en dehors de la frustration. Au bas de l'échelle, le gâchis est encore plus impressionnant. Par quelque côté qu'on l'aborde, la machine bureaucratique apparaît structurée de telle sorte qu'elle n'engendre que l'immobilisme et l'impuissance. En son sein, ceux qui auraient la possibilité de prendre des décisions utiles ne sont préoccupés que par la carrière et ceux dont les motivations sont essentiellement d'ordre professionnel ne disposent pas du minimum d'influence pour faire entendre leur point de vue. La réalité à tous les échelons, c'est le laxisme et la négligence. Et comme tout le monde se sait statutairement inamovible, chacun peut renvoyer son irresponsabilité sur l'irresponsabilité d'autrui. Le sommet tire prétexte de l'inertie de la base, pour expliquer sa propre inaction, et celle-ci justifie sa démission par la passivité de ses chefs. L'appareil entier vit comme un immense corps parasitaire illustré par cette anecdote : Dans l'administration d'une mine d'extraction de charbon, le cheval est un élément important de la production. C'était en 1861, le cheval qui devait être utilisé a une jambe accidentellement cassée. Un bon a été envoyé aux écuries centrales pour avoir un cheval de rechange. Le chef des écuries a refusé parce que le bon n'était pas visé par le directeur qui était absent ce jour-là. L'insistance et les protestations du contremaître n'ont pas décidé le chef des écuries à délivrer le cheval demandé. La production du sixième étage où le cheval devait être utilisé n'a pu être extraite. Cette anecdote montre toute l'absurdité de la bureaucratie dans ses expressions les plus incohérentes, les plus inefficaces, tendues vers le gaspillage des ressources. Le poids des habitudes bureaucratiques Très souvent, les habitudes acquièrent un caractère très rigide et elles empêchent l'administration de se rendre compte des changements intervenus et de s'y adapter progressivement, sans subir ni choc ni crise. Les nombreuses timides tentatives de prise de conscience des dérives bureaucratiques s'attaquent aux effets sans toucher aux causes, elles retardent d'autant le moment où il faudra regarder la vérité en face. Il en est ainsi, parce qu'elles sont renforcées par un grand nombre de freins sociaux dont nous ne verrons ici que les plus importants. Si l'on essaie de classer les différents freins et leur signification sociale par ordre d'intensité croissante, on peut mettre dans la première catégorie un certain nombre de règles non écrites, mais pourtant scrupuleusement observées. Leur usage ne ressemble au début qu'à des règles de politesse, mais très rapidement elles se transforment en obligation : La façon dont le responsable hiérarchique est salué ou qu'il voudra qu'on le salue. Le fait que le chef a sa « place » que personne n'oserait occuper au cours d'une réunion de travail. La règle selon laquelle le supérieur doit prendre le premier la parole, même s'il n'a rien à dire. La pratique qui veut qu'au cours d'une séance de travail, on lui pose des questions le plus souvent inutiles ou banales dans le seul but qu'il puisse s'exprimer et ainsi exercer son rôle de chef. Le principal danger de ces règles est qu'elles deviennent presqu'inévitablement un élément rituel des rapports hiérarchiques. Ainsi, dès qu'un supérieur s'habitue à répondre à des questions inutiles, il modifie lui-même l'image de sa fonction, et il le fait non seulement pour ses collaborateurs, mais aussi pour lui-même. Il sacrifie, inconsciemment l'efficacité au profit d'autres sentiments d'amour-propre, voire de plaisir. Les règles de bienséance, au-delà d'un certain degré, risquent d'introduire dans les rapports chefs-subordonnés des éléments qui, si l'on n'en arrête pas la progression, peuvent prendre la place de critères de rentabilité du travail. Tel bureaucrate qui éprouve un véritable plaisir lorsqu'on souligne l'importance de sa fonction, qui est donc sensible au déroulement rituel de ces contacts et de ces rapports, finit par sacrifier le rationnel au rituel. Parfois, c'est une véritable distribution de rôles qui se fait dans l'équipe du bureaucrate, permettant à ce dernier d'exercer les « symboles » de sa fonction de chef : certains lui posent des questions sans importance réelle, d'autres commettent volontairement de petites erreurs pour qu'il puisse les corriger, etc. Cet aspect rituel et cérémonial influence le bureaucrate notamment dans l'appréciation qu'il fait de ses collaborateurs. S'il en retire un sentiment de satisfaction et d'amour-propre, il appréciera davantage les membres de son équipe qui se chargent de le lui apporter. Il ne reste qu'un pas à franchir pour que les flatteurs bénéficient d'une promotion plus rapide que les autres, que le hasard a abandonnée surtout depuis l'invention du sponsoring par le marketing. (A suivre) 1- Jean Rostand 2- La Psychologie des foules, PUF