Les chocs sanitaire et pétrolier violents de mars 2020 ont plongé le pays dans une phase de supercrise et vont sérieusement aggraver nos déséquilibres financiers et macroéconomiques et accroître l'hémorragie des ressources publiques. Ces deux chocs sont intervenus dans le contexte d'une économie nationale fortement fragilisée par la mauvaise gestion du pays depuis 2010, et notamment après le choc pétrolier de 2014. Les mesures prises depuis mars 2020 par les autorités couvrent un certain nombre de secteurs, notamment : (1)- les échanges extérieurs (rationalisation des importations d'environ $10 milliards et dépréciation de 7,5 % du DA) ; (2)– le plan social (report des paiements des cotisations sociales, paiement des salaires et pensions pour les travailleurs du secteur public et privé, appuis aux ménages avec toutefois des problèmes de ciblage des bénéficiaires) ; (3)– le plan monétaire (report et/ou renouvellement des échéances des crédits arrivées à échéance au 31 mars 2020 et postérieurement, consolidation des impayés non traités à la date du 31 mars 2020 et postérieurement, prorogation des dates limites d'utilisation des crédits et les différés de paiement ainsi que l'annulation des pénalités de retard des créances exigibles à la date du 31 mars 2020 et postérieurement et maintien et/ou du renouvellement des lignes de crédits d'exploitation, le rééchelonnement des crédits au profit des entreprises publiques et privées jusqu'à septembre 2020) ; (4)– le plan budgétaire (reports de paiements d'impôts, primes spéciales et revalorisation de la fonction médicale). Par ailleurs, une loi de finances complémentaire (LFC) pour 2020 vient d'être adoptée par l'Assemblée populaire nationale. Si ces mesures sont les bienvenues, il est toutefois regrettable que la démarche ait été conduite en dehors d'un cadre cohérent et global qui aurait traduit la détermination et l'ambition du pays à gérer ces deux crises profondes de façon méthodique et rigoureuse. La Loi de finances complémentaire 2020 La LFC inclut environ 40 mesures, dont 37 au niveau des recettes et 3 au niveau des dépenses. Du côté des recettes pétrolières, elles passent de 2200 milliards de DA au niveau de la loi de finances initiale (LFI) à 1540 milliards de DA dans la LFC. Cela reflète deux effets : (i) un effet volume découlant de l'accord pétrolier G-20-OPEP et (ii) un effet prix puisque la LFC est basée sur un prix de référence du baril est de 30 dollars (comparé à 50 dollars dans la LFI).Pour les recettes hors pétrole, la LFC inclut environ 37 mesures portant sur la politique fiscale (changement de taux et assiette d'imposition pour un rendement net négatif de 120 milliards de DA), l'administration fiscale et douanière (pour un gain modeste de 80 milliards de DA) et les avantages fiscaux (pour un rendement négatif de 164 milliards de DA). En conséquence, l'objectif de recettes fiscales dans la LFC a été révisé à la baisse pour atteindre 3856 milliards de DA par rapport à 4089 milliards de DA au niveau de la LFI. Les principales mesures des recettes incluent, entre autres, l'exonération de l'IRG pour les revenus inférieurs ou égaux à 30. 000DA ; la suppression de la déclaration contrôlée pour professions libérales ; l'élimination de la double imposition pour les sociétés qui distribuent des dividendes au profit de leurs actionnaires ; l'augmentation du taux de la retenue à la source de 24 à 30 % applicables aux sociétés étrangères intervenant dans le cadre de contrats de services en Algérie ; l'institution d'un impôt sur la richesse ; la redéfinition du champ d'application de l'impôt forfaitaire unique ; et l'augmentation de la TUPP sur les 4 catégories de carburant. Pour la TVA sur les importations, son rendement en 2020 est mécaniquement affecté négativement par la baisse du niveau des importations (manque à gagner de 105 milliards de DA), baisse amortie dans une moindre mesure par l'impact positif de la dépréciation du DA (gain de 25 milliards de DA). Pour les avantages fiscaux, la LFC va en faire bénéficier, entre autres et sous forme de réductions sur l'IRG et l'IBS, les titulaires de revenus exerçant leur activité dans le grand sud, les start-ups et les importations d'équipements médicaux pour lutter contre la Covid. La LFC comprend d'autres mesures : elles portent sur les domaines, les investissements (l'élimination de la règle des 49/51 pour les investisseurs étrangers dans certains secteurs uniquement) et de nouvelles formes de financement des investissements pour les start-ups, notamment le crowdfunding et les sociétés de capital investissement. Du côté des dépenses courantes : la LFC prévoit un niveau de 4752 milliards de DA par rapport à 4893 milliards de DA dans la LFI, soit une baisse de 141 milliards de DA. En effet, les mesures de baisse des dépenses courantes (hors salaires et hors transferts qui sont les postes significatifs) sont de faible portée et ont été de plus neutralisées en partie par une augmentation des dépenses de salaires de 70 milliards de DA couvrant les 7 mois d'augmentation du SNMG de 2000 DA. Pour les dépenses en capital, la LFC prévoit un montant de 2620 milliards de DA par rapport à 2929 milliards de DA dans la LFI, soit une différence de 309 milliards de DA. Le déficit : En conséquence, ce package de mesures devrait se traduire par un déficit global du budget (CNR compris) projeté à 14 % du PIB par rapport à 11 % du PIB dans la LFI. Analyse de la LFC La LFC 2020 appelle les remarques suivantes : (1)– Tout d'abord face à une très grave crise économique, il faut une trajectoire sur le moyen terme et le minimum est donc de disposer d'une stratégie à moyen terme pour y sortir. Cette stratégie doit être quantifiée avec des objectifs macroéconomiques à moyen terme précis et réalistes repris dans un cadre budgétaire à moyen terme. Les budgets annuels en isolé ne servent à rien car c'est de la navigation sans compas ; (2)– En aggravant le déficit des finances publiques, la LFC 2020 ne répond donc pas aux défis du pays qui sont le double déficit des finances publiques et des comptes extérieurs. Tant que ces derniers ne sont pas pris en charge sérieusement, il ne faut pas attendre de reprise économique, de baisse du chômage et de réduction de la pauvreté d'autant plus que l'économie nationale, fortement déséquilibrée par des années de mauvaise gestion, n'est pas diversifiée et reste en plus bloquée par des rigidités structurelles ; (3)– La composante urgente de cette LFC inclut des mesures de santé publique, de protection des populations les plus vulnérables et de soutien aux entrepreneurs et ménages (SNMG, IFU, report des échéances de paiement des impôts et taxes, exonérations sur les importants des équipements) avec une portée limitée et sans cohérence macroéconomique. En outre, certaines mesures sont populistes et floues, notamment le nouvel impôt sur la fortune qui est censé remplacer l'impôt sur le patrimoine ; (4)- Pour la composante post-urgence et reprise économique, la LFC inclut des mesures sans originalité, entre autres, telles que l'élimination de la règle 51/49 pour certains secteurs, l'octroi d'avantages fiscaux mal ciblés et le développement de nouvelles formes de financement sans le cadre juridique adéquat et sans la visibilité stratégique qui doit accompagner ce genre d'initiatives ; (5)– Le processus de révision de la LFI est asymétrique, car le côté dépenses a été totalement occulté. La gestion des finances publiques doit évidemment porter sur les recettes (où il y a certes des marges de manœuvre qui n'ont pas été saisies d'ailleurs par les décideurs) mais également sur les dépenses courantes et en capital. L'Algérie a un sérieux problème de dépenses. Les dépenses courantes sont lourdes et insoutenables et ne sont pas couvertes par les recettes fiscales. Les dépenses en capital sont inefficientes en raison d'un cadre institutionnel de gestion de projets obsolètes, inadéquats et manquant de cohérence sectorielle et intersectorielle ; (6)– La structure de financement du déficit demeure sans changement avec un recours massif au financement monétaire. Il aurait été souhaitable que la LFC 2020 jette les bases d'un retour à des financements orthodoxes et sains. Les défis en matière de gouvernance budgétaire demeurent entiers Il y en a cinq. Premier défi : La viabilité des finances publiques du fait de la durée de vie des ressources pétrolières et du besoin de réduction de déficit budgétaire. Les recettes fiscales couvrent 81 % des dépenses courantes. Une situation intenable à moyen terme. Deuxième défi : La faiblesse des recettes fiscales illustrée par le fait que le recouvrement des recettes fiscales est inférieur à son potentiel d'au moins 3 points de pourcentage du PIB hors pétrole, reflétant une politique fiscale irrationnelle, une administration fiscale et douanière inefficiente et corrompue et des avantages fiscaux inefficaces qui ne font que grever le budget de l'Etat. Troisième défi : Le poids élevé de la masse salariale et des subventions qui représentent 91,7 % des dépenses courantes. Un ratio extrêmement insoutenable. Quatrième défi : l'inefficience des dépenses en capital reflétées par un coefficient marginal du capital très élevé. Cinquième défi : la structure inadéquate de financement du déficit budgétaire qui n'est pas viable et ne répond à aucune stratégie de soutien à la croissance et l'emploi. Une LFC alternative Vu les risques que le déficit budgétaire pèse sur la relance, la réduction de ce dernier aurait dû être un objectif stratégique, y compris au cours de cette période d'urgence. En effet, il existe des marges de manœuvre pour dégager des recettes additionnelles et pour couper dans les dépenses non prioritaires. Pour les recettes, les pistes réalistes sont : (1)– Une réduction des avantages fiscaux attribuées de façon anarchique (530 niches fiscales et douanières pour un montant cumulé de 1700 milliards de DA en 2019 (dont 1040 milliards DA environ pour les impôts et 660 milliards de DA pour les douanes) qui touchent l'IBS, la TVA intérieure et extérieure et les droits de douane ; (2)- une amélioration de l'administration fiscale et douanière (dématérialisation des procédures de déclaration et paiement, maîtrise des obligations fiscales, renforcement du contrôle fiscal, lutte contre la fraude, maîtrise de la base d'imposition) ; (3)- le recouvrement des arriérés fiscaux estimés à environ 3500 milliards de DA ; (4)- une meilleure coordination entre les grandes régies financières. Un mix de mesures réalistes pourrait générer en net environ x330 milliards de DA. Sur le plan des dépenses, la seule marge de manœuvre – réaliste aujourd'hui – c'est une baisse des dépenses en capital afin de ne retenir que les projets qui s'exécutent normalement (gain de 1929 milliards de DA). Au total, ceci pourrait réduire le déficit global de 11 % du PIB à 7% du PIB dans la LFI 2020, et créer une trajectoire de reprise en main des finances publiques. Le déficit sera financé par un recours aux concours de la banque centrale en 2020, seule option disponible. Mesures d'accompagnement Ce budget plus offensif devait être accompagné par : (1) – Une politique de change plus active pour rapprocher graduellement le taux de change du DA de sa valeur d'équilibre (surévaluation de 30-40%) ; (2)- une politique monétaire axée sur la lutte contre l'inflation et une meilleure gestion de la liquidité ; (3)- des réformes macrostructurelles (meilleure gestion macroéconomique) et structurelles et sectorielles (amélioration de l'offre globale et la modernisation en prenant appui sur la vague numérique, verte et bleue. Cette trajectoire est incontournable. Nous devons l'emprunter ou on perdra tôt ou tard le contrôle de notre destinée.
Par Bessaha Abdelrahmi Macro-économiste, spécialiste des pays en post-conflits et fragilités.