Il avait foi en Dieu, il avait foi en l'homme A 82 ans, le professeur en médecine Jean-Paul Grangaud est parti le cœur léger, fier de son palmarès, du devoir accompli, de l'accomplissement de ses missions, presque sacrées, d'accompagner les plus faibles et surtout d'avoir contribué, avec d'autres, à la formation de centaines de médecins. Quand on évoquait avec lui son riche et enviable parcours, il semblait n'en tirer aucune gloriole, même si son visage s'illuminait et une lueur enveloppait ses beaux yeux bleus. Modeste comme jamais, Jean-Paul n'aimait pas qu'on lui tisse des lauriers, encore moins qu'on lui érige quelque statue. Il n'aimait pas les mondanités, ni les feux de la rampe. Il aimait dire qu'il se suffirait de la lumière qui éclaire et non pas de celle qui éblouit ou éclabousse. Sa discrétion était légendaire, et bien que je le connaissais, je n'ai pu lui arracher un entretien qu'après moult tentatives infructueuses. Il a fallu l'intervention de notre ami commun, le professeur et l'ecclésiastique Marcel Bois, qui a usé de toute son influence, de toute sa pédagogie pour l'en convaincre. Il serait vain ici de mettre en évidence toutes les bonnes actions à l'actif de notre pédiatre émérite, mais l'histoire retiendra, avec force, que Grangaud a pris une part active dans l'éradication de la tuberculose et autres maladies infectieuses qui affectaient une population encore marquée par les affres de la colonisation, surtout les enfants plus vulnérables et plus fragiles. Profondément humaniste, médecin attentionné, Jean-Paul a contribué à sauver des milliers d'enfants et a exercé, avec le même dévouement, pendant plus d'un demi-siècle, au sein des structures sanitaires, où son empreinte est désormais indélébile. Dans l'entretien qui nous avait réunis, Jean-Paul m'avait parlé de ses parents, de leur départ précipité, ne pouvant plus vivre ici. Alors que jeune interne en médecine, lui collectait déjà les médicaments pour le FLN, qu'il a rejoint par conviction. Il m'avait parlé d'Alger, sa ville, qu'il aimait éperdument, des images nostalgiques des trolley-bus qui escaladaient, quand même et en dépit de tout, les minuscules rues qui montaient. De sa fascination du métier de receveur du défunt Transport algérois qui a devancé la RSTA, et qu'il a failli embrasser ! Il aimait évoquer La Casbah, qu'il visitait très jeune, car sa nourrice, de Bou Saâda, Yamina, y habitait. Il ne tarissait pas d'éloges à son égard pour l'affection qu'elle lui donnait. Comme il ne manquait pas de se référer à sa formation de scout protestant, dont il est devenu commissaire, ce qui lui a permis de connaître de grands hommes, chefs des SMA, devenus ses amis, Mahfoud Keddache et Mohamed Derrouiche. A son épouse, à sa famille, El Watan présente ses sincères condoléances. Par Hamid Tahri «Il était attentif aux patients anonymes» Il y a dans la vie des rencontres inoubliables. Elles vous marquent profondément. J'ai connu Jean-Paul Grangaud durant la décennie 1990. Nous étions impliqués dans des projets de recherche sur la santé de l'enfant, permettant de croiser nos différents regards de praticiens, d'épidémiologistes et de socio-anthropologues de la santé. Jean-Paul avait compris très tôt l'importance de construire des «ponts» entre nous tous, par la mobilisation sans exclusive et sans hiérarchie de toutes les disciplines qui pouvaient contribuer un tant soit peu à comprendre et à élucider la complexité de la vie des personnes. Profondément engagé sur les différents terrains, il était très attentif aux mots des patients anonymes restitués dans nos recherches. «L'Autre» le passionnait. Il faisait peu de cas des territoires fonctionnant comme des espaces de pouvoir, prônant constamment l'ouverture, la rencontre entre les médecins de santé publique et les spécialistes. Il n'a cessé de se déplacer dans toutes les régions du pays pour former les professionnels de la santé à la complexité de la relation mère-enfant. Ma reconnaissance est profonde à l'égard de Jean-Paul. Il m'a renforcé dans mon engagement centré sur l'écoute et la reconnaissance des populations, m'encourageant sans cesse à décrypter finement toutes les métaphores des gens de peu, pour dire le sens de leurs maux avec leurs propres mots. Il a toujours refusé avec force le cloisonnement institutionnel entre les CHU et les structures de soins de santé de base, considérant que cette hiérarchisation était source de blocage pour engager des dynamiques socio-sanitaires horizontales. Il a toujours travaillé dans le sens de l'ouverture à l'Autre, vers l'Autre, avec l'Autre avec abnégation, humanité et humilité. J'ai une grande dette à son égard, pour m'avoir permis de mener librement mes recherches socio-anthropologiques de terrain à Aïn Taya, au service de pédiatrie dont il était responsable, et dans les structures dites «périphériques» environnantes, dans les années 1990. Merci Jean-Paul d'avoir pu et su mobiliser cette notion si importante aujourd'hui, celle de la confiance. Elle était pour toi si importante, devenue une dimension centrale dans les rapports noués avec tes collaborateur et tes malades, pour permettre leur coopération dans les multiples activités professionnelles que tu as menées de façon tenace et brillante. Tu as toujours été présent au moment où il le fallait pour défendre avec rigueur et passion la santé publique qui représentait, à tes yeux, un champ du possible pour redonner du sens au care (prendre soin de l'autre). Ta présence dans mon jury de thèse de doctorat en sociologie (2001) traduisait, on ne peut mieux, cette ouverture pluridisciplinaire dont tu as toujours été un avocat conséquent et précieux face à l'enfermement disciplinaire. Par Mohamed Mebtoul Adieu l'ami, adieu Jean-Paul J.-P. Grangaud, JPG pour les intimes, fut d'abord mon bon maître. A la fin des années 1960, j'eus le grand privilège d'être affecté comme externe en médecine dans le service de pédiatrie de l'hôpital Parnet, dirigé par la regrettée Pr Benallègue. Notre petit groupe d'externes fut reçu par un jeune assistant du nom de J.-P. Grangaud, chargé d'encadrer notre formation. Le Pr Grangaud assurait sa mission d'enseignant de médecine avec un sens pédagogique exceptionnel et, surtout, avec une foi, une passion du métier et une générosité qui survoltaient notre soif d'apprendre. Dans la salle de cours comme au lit du malade, il savait vous faire aimer la médecine, pas seulement en nous apprenant à établir un diagnostic et à formuler un traitement, mais aussi à devenir des médecins consciencieux, respectueux des règles d'éthique et de morale sans lesquelles, disait-il, il n'y a ni médecine ni médecin ! J.-P. Grangaud m'a fait aimer ce dur métier et a poussé le jeune externe que j'étais à aller toujours plus loin dans la connaissance. Apprenant mon souhait de préparer le dur concours d'internat, il m'avait invité dans sa maison pour me remettre tous les documents et ouvrages qui lui avaient servi quelques années auparavant à affronter la même épreuve. En bon maître, il ne se suffisait pas à transmettre le savoir, il faisait de nous plus que ses élèves : ses compagnons. A l'étude comme à l'ouvrage, il était présent, partageant nos gardes et nos repas à la cantine de l'hôpital, faisant à l'occasion une partie de foot avec ses étudiants. De compagnon, J.-P. Grangaud deviendra un ami ! Nous nous sommes retrouvés ensemble, maître et élève, dans le combat pour l'avenir de la faculté de médecine et l'amélioration de notre système de santé. Dans les années 1980, nous avons pendant plusieurs mois au sein d'un groupe créé dans la CCHUN(*) travaillé avec des personnalités comme les professeurs K. Daoud, F. Boulahbel, Slimane Taleb et d'autres à la réforme des programmes de formation des médecins généralistes, des chirurgiens-dentistes et des pharmaciens. Travail perdu dans les limbes de la médiocrité bureaucratique, bien entendu ! En 1985, avec les professeurs Djilali etTerki (que Dieu ait leurs âmes), nous avions mis en service l'hôpital de Aïn Taya avec pour mission d'en faire un hôpital de référence. La crise de 1988 avait ralenti nos ardeurs mais pas celle de JPG, qui, avec la constance d'un jardinier, avait répliqué dans la région le même programme de protection de l'enfance qui avait fait déjà sa réputation au niveau mondial, par l'expérience menée à Beni Messous. En 1991, nommé chargé de mission auprès du chef du gouvernement, je fus chargé du dossier de la réforme de santé et de sécurité sociale : bien entendu, JPG répondra sans hésiter à mon appel et sera une cheville ouvrière incontournable, se donnant corps et âme à ce travail, animant les groupes de réflexion et allant jusqu'à prendre sa part dans le travail ingrat et fastidieux de secrétariat. La mise au rebut de ce travail ne nous avait pas pour autant découragé. Durant les années 1990, malgré la menace terroriste qui pesait sur lui, jamais J.-P. Grangaud n'a failli un seul jour à sa mission de chef de service de pédiatrie à l'EPH de Aïn Taya, assurant ses consultations, ses gardes et ses obligations d'enseignant. Mieux, il accepta toutes les fonctions administratives tant au niveau du CHU-Est qu'au ministère de la Santé avec la seule volonté de participer à améliorer le sort des malades. Les années 1990 nous avaient un peu éloigné l'un de l'autre, mais nous avions poursuivi nos contacts toujours dans le même effort de nous faire entendre par les autorités publiques sur la nécessaire réforme pour sauver le système national de santé. En 2012, je fis appel à JPG en ma qualité de chef de projet «santé» au sein de l'IPEMED(**) pour élaborer un rapport sur la santé au Maghreb(***). Avec des experts tunisiens et marocains, nous avions produit un document sur le passé, présent et avenir des systèmes de santé au Maghreb central, qui a fait date et qui continue à faire l'objet d'exploitation par des chercheurs du monde entier. Malheureusement, la maladie s'est acharnée ces dernières années sur le Pr Grangaud et la vie algéroise ne nous a pas permis de nous voir aussi souvent que je l'aurais souhaité. Ce qu'aujourd'hui je regrette beaucoup. J'aurais tant voulu profiter encore davantage de sa sagesse et de son amitié. Et voilà que, triste ironie du sort, mon ami JPG est emporté par une maladie transmissible. Lui qui a livré et gagné tant de batailles contre toutes celles qui menaçaient la vie de nos enfants : tuberculose, poliomyélite, diphtérie, rougeole, coqueluche..., il sera vaincu, sans pouvoir livrer bataille, par un virus venu d'ailleurs, qui aura mis le monde entier à genoux. Adieu mon cher JPG, cette sale bête qui a eu ta peau ne nous permet même pas de te rendre le dernier hommage que tu mérites. Comme je regrette de ne pas t'accompagner à ta dernière demeure en fredonnant cet air de ce vieux troubadour que nous aimions tant : «Complainte pour être enterré sur la plage de Sète.» Par le Pr Farid Chaoui —————————————– (*) Commission hospitalo-universitaire nationale (**) Institut de prospective économique du monde méditerranéen (***) La santé au Maghreb : défis nationaux et enjeux partagés (consultable sur ipemed.coop)
«Adieu mon frère !» Je viens d'apprendre que le professeur Jean-Paul Grangaud vient de tirer sa révérence. JPG pour les intimes, Bouloulou pour les milliers d'enfants qu'il a soignés et dont il avait le regard et le sourire, Gringo pour les spectateurs accidentels de westerns, le «gaucher des 2 pieds» pour ceux qui ont analysé son football et les célèbres troisièmes mi-temps qui ponctuaient des parties aussi interminables qu'acharnées. Après des études brillantes à l'ombre forcément pesante d'un père professeur de biochimie, il était jeune assistant dans cette discipline avec le professeur Bauffatt et il était fier de pouvoir écrire sans consulter ses notes la formule complète du cholestérol. C'était là l'un des rares moments où il sortait de sa réserve et taquinait, sans aucune exagération, sa légendaire modestie. Il fut un élève admiratif et très motivé de l'immense professeur Aldjia Benallègue avant de se retrouver dans la belle équipe de pédiatrie de Beni Messous, dont il fut incontestablement l'un des plus beaux fleurons. Au début des années 1980, j'ai eu le privilège de le côtoyer au quotidien chez moi et à l'hôpital de Aïn Taya aux côtés des professeurs Farid Chaoui et des regrettés professeurs Souhila Terki et Ghalib Djilali. Secondé par Salah Kermani, lui aussi récemment disparu, il dirigeait de manière très intelligente son service, ce qui ne l'empêchait pas de jouer son rôle de carabin, à l'anglo-saxonne, c'est-à-dire en pince-sans-rire. Au cours des réunions du conseil médical, obligatoirement fastidieuses, il chahutait souvent de manière très discrète avec son complice Djilali. Son «bêtisier», régulièrement alimenté, notamment par un inénarrable DDS aux bourdes légendaires, était un régal qu'il nous faisait partager régulièrement. JPG me faisait souvent raconter ma complicité avec Djilali, lorsque celui-ci avait grignoté une partie du service de madame Terki, et cela le faisait hurler de rire. Sa confiance en moi n'était pas pour autant ébranlée puisqu'il m'avait demandé à l'époque d'accompagner son fils Pierre -Yves à Réghaïa pour sa demande en mariage. Mission accomplie et trois enfants ont renforcé la panoplie des Grangaud. Durant la décennie noire, JPG, Algérien ayant gardé son faciès d'origine (blond aux yeux bleus), était certainement en grand danger dans une région infestée d'égorgeurs. Il était malgré tout resté fidèle à son poste et avait tenu avec obstination à assurer ses gardes. Le père Dominique, secrétaire de JPG, veillait comme un suricate sur le programme de vaccinations mis en place en allant au besoin en stop, y compris dans les véhicules de la Voirie, à la recherche des enfants non encore vaccinés. Surnommé affectueusement le «Père vert», Dominique était ce religieux en visite chez les moines de Tibhirine qui avait échappé miraculeusement à ce massacre. Cette aventure n'avait pas dissuadé JPG d'exercer son sacerdoce : la pédiatrie. En tant que DAPM, du CHU «Alger-Est», il n'hésitait pas à traverser «trois émirats et un califat» pour venir me voir à l'hôpital de Thénia et au tout début des années 1990, nous avions, lui et moi, plaidé avec succès le financement de la maternité de Thénia par l'APW de Boumerdès, présidée le plus légalement du monde par «Khomeini», qui deviendra l'un des émirs les plus redoutables des GIA. Chez moi, au cours de cette angoissante période, je lui offrais du «prosélytisme» et il assurait la réciprocité quand il me recevait chez lui, aux côtés de son épouse Marie-France au Paradou dans le salon où trône une fresque gigantesque exécutée par ses enfants, représentant une scène bucolique et champêtre avec un troupeau de moutons où un des ovins n'a que deux pattes, l'artiste en herbe ayant été à court de peinture ! Nous nous étions aperçu que le «prosélytisme» avait tendance à diminuer au fur et à mesure que les enfants grandissaient et nous avions conclu que l'expression «prendre de la bouteille» venait sans doute de là. Plus tard, JPG rejoindra le professeur Messaoud Zitouni et le docteur Bouzida à l'INSP, dans le cadre du plan cancer, et il lui arrivait d'y aller à pieds pour y apporter sa toujours féconde contribution avec sa façon de parler saccadée et déterminée et d'évoquer parfois les moments que je viens de retracer. En partant, il nous laisse tous un peu orphelins de lui. A Marie-France, aux enfants et petits-enfants, «Mimine Daoui» présente ses condoléances les plus attristées. Par le professeur Mustapha Maaoui Chirurgien à l'hôpital de Kouba