Une année est presque bouclée depuis le jeudi noir, celui du concert de Soolking à Alger. Depuis ce 22 août 2019 de triste mémoire, les parents des victimes n'ont pas oublié. Ce jour-là, leurs enfants, cinq jeunes et innocents spectateurs, âgés entre 13 et 22 ans, ont trouvé la mort dans la bousculade, piétinés par des milliers d'autres spectateurs. Comme des millions d'Algériens bouleversés par le drame, ces parents n'ont encore obtenu ni justice ni même des réponses à leur question : pourquoi des Algériens meurent en assistant à un concert ? Le jeudi noir a fait 5 morts et 23 blessés. En guise de sanctions, trois hauts responsables sont limogés : la ministre de la Culture Meriem Merdaci, le Directeur général de la Sûreté nationale (DGSN) Abdelkader Kara-Bouhadba, et le Directeur général de l'Office national des droits d'auteur et droits voisins (ONDA), Samy Bencheikh-El-Hocine. Mais à l'exception de ce dernier, condamné par le tribunal de Sidi M'hamed à une peine de six mois de prison, dont trois avec sursis, et une amende de 50 000 DA, la justice ne s'est pas intéressée à d'autres responsables. Des fusibles ont sauté et le dossier fut clos sans même qu'une enquête administrative ne soit engagée. La responsabilité civile n'a pas été établie, et les Algériens sont demeurés dans l'ignorance – cette fois aussi – des véritables raisons du drame. Ces raisons, il faut les chercher dans la place qu'occupe la culture parmi les priorités des pouvoirs publics. Une place insignifiante incarnée dans la faiblesse des cadres d'organisation des activités culturelles inversement proportionnelle au zèle du contrôle politico-policier en aval des initiatives. Bureaucratie à défaut de professionnalisme Il en résulte que 30 ans après la disparition constitutionnelle du socialisme d'Etat et son corollaire, le centralisme omniprésent, l'Etat est toujours le principal organisateur de spectacles ! Et l'ensemble des activités est soumis en tout cas à très peu de règlementation, et quand il s'en trouve, elle est accessoirement respectée. Deux textes de loi couvrent le volet qui concerne le Lieu du spectacle : la loi n° 19-2 du 17 juillet 2019 relative aux règles générales de prévention des risques d'incendie et de panique (JO n° 46 du 21 juillet 2019), et le décret exécutif n° 05-207 du 4 juin 2005 fixant les conditions et modalités d'ouverture et d'exploitation des établissements de divertissements et de spectacles (JO n° 39 du 5 juin 2005). La première succède au décret n° 76-36 du 20 février 1976 relatif à la protection contre les risques d'incendie et de panique dans les établissements recevant du public. On y trouve clairement définie la notion d'Etablissement recevant du public (ERP), comme sont précisées les obligations du constructeur, de l'installateur d'équipements, du propriétaire, de l'exploitant et du gérant. La loi 2019 donne aux officiers et aux agents de police judiciaire, ainsi que les officiers de la Protection civile le pouvoir de constater et de relever les infractions. Tout comme elle donne les dispositions pénales prévues contre les contrevenants. Si elle avait été appliquée scrupuleusement, cette loi publiée un mois avant le drame aurait pu empêcher l'ONDA d'être organisateur, et le stade du 20 Août de recevoir le concert. En effet, l'ONDA n'avait pas le droit de produire le concert de Soolking. Ses statuts le lui interdisent. Bencheikh le savait, et sa hiérarchie commanditaire se devait de le savoir. Mais en cette conjoncture politique chaude de l'été 2019, le Premier ministre Noureddine Bedoui tenait coûte que coûte à cette activité dans un espoir fortuit de calmer les jeunes et détourner l'attention loin du hirak. Cette mission «distrayante» jadis dévolue à l'ONCI et suite à la «liquidation» en 2018 du patron de l'ONCI pour des raisons obscures par le ministre de la Culture sortant, Azeddine Mihoubi, a été confiée faute de mieux à l'ONDA. Le seul organisme, en plus, qui avait encore les moyens financiers pour se charger de ces activités. Le concert de Soolking était en cela un acte 100% politique. Un fait du prince. Une opération où l'art, la technique, les normes, la sécurité et le bien-être des spectateurs comptaient pour du beurre. Qui fait quoi ? En Algérie, on continue à construire des infrastructures qui ignorent tout de ces normes de sécurité et à refaire les mêmes erreurs. A Constantine, le palais de la Culture Malek Haddad a été victime en 2005 d'un incendie sans que le système anti-incendie ne se déclenche. Personne n'a été inquiété. Dans son aveuglement, l'Etat a organisé des spectacles dans la grande salle du Zénith sans que celle-ci ne soit réceptionnée. Cheb Khaled s'est produit devant 4000 spectateurs avec des issues de secours... cadenassées par l'ONCI ! Lors de l'enquête sur le drame du stade du 20 Août, le wali délégué à la circonscription avait déclaré avoir saisi officiellement le DG de l'ONDA pour lui faire part de réserves sur la conformité du stade. Correspondance transmise à la ministre par Bencheikh El Hocine, mais ce dernier a affirmé que la ministre a tout fait pour maintenir le concert. Le parquet n'a pas établi la responsabilité des politiques ni celle de l'administration. Elles sont diluées en effet, dissimulées derrière des interventions autoritaires, mais officieuses, là où ailleurs dans des pays mieux organisés et mieux outillés, ces tâches et responsabilités sont inscrites avec beaucoup de précision et de traçabilité sur des organigrammes officiels. Les tâches sont compartimentées, normées, et chaque poste dans la hiérarchie correspond à une part de responsabilité civile. Pas de place ni pour les boucs émissaires ni les fusibles. Statu quo Dans le drame du concert de Soolking, la responsabilité de l'Etat est totale. A travers son ministère de la Culture, le gouvernement a confié l'organisation du spectacle à un organisme non habilité et contribué dans son empressement démagogique à ignorer les conditions nécessaires pour l'organisation de ce concert. L'ONDA et ses sous-traitants n'ont pas les qualifications pour assurer le respect des impératifs de sécurité et du bon accueil du public. L'organisation de spectacles est l'affaire des professionnels et non des politiques. L'argent (de l'ONDA) et la volonté (d'un ministre) ne suffisent pas à monter sérieusement et de bout en bout un spectacle. L'Etat est fautif aussi d'avoir empêché l'émergence des métiers du spectacle et de professionnels, d'où ce retour de manivelle. Aucun gouvernement, aucun ministre de la Culture n'a œuvré pour ce faire. En revanche, beaucoup a été fait pour opérer des tours de vis dans l'action privée. L'organisateur privé est soumis davantage aux ronds-de-cuir des Directions de la prévention et de la sécurité (DOPS), et de la réglementation et des affaires générales (DRAG) qu'aux codes de la construction, de l'environnement ou encore celui du Travail. Tant que l'Etat persiste à considérer le fait culturel comme un moyen de manipulation des foules et refuse de déléguer aux professionnels l'activité de peur de perdre le contrôle, tant que l'activité n'est pas encadrée par un système complet et cohérent de lois et de cahiers de charges, les Algériens continueront à assister à des événements (quand il y en a) dans des conditions hautement risquées. Changer le logiciel est la seule alternative salutaire.
Entre Heysel et Belouizdad... récidive et impunité Beaucoup d'Algériens se souviennent du drame du stade Heysel en Belgique en 1985 ; c'était lors de la finale de la Coupe d'Europe de football. Tout comme à Belouizdad, le stade du Heysel était trop vétuste pour accueillir des dizaines de milliers de spectateurs déchaînés. Au-delà du bilan, plus important, il y a beaucoup de similitudes entre les deux incidents tragiques : dans les deux cas, les forces de l'ordre et le staff d'organisation étaient complètement dépassés, perdant le contrôle au point de laisser une majeure partie de spectateurs entrer sans ticket. Mais en Belgique, les juges ont pris tout le temps nécessaire pour établir les responsabilités et rendre justice. Les autorités responsables furent condamnées lourdement au bout de six ans de procès. Des officiers chargés de la sécurité furent condamnés pour homicide involontaire. Le procès en appel rattrape en 1990 le secrétaire général de l'UEFA Hans Bangerter qui écope de trois mois de prison avec sursis. Le montant des indemnisations a atteint 6,2 millions d'euros en monnaie de l'époque. D'autres incidents, parfois plus meurtriers, entachent l'histoire du football. Mais l'une des conséquences les plus importantes du Heysel est incontestablement la leçon tirée par les pays occidentaux sur l'importance des normes de sécurité dans les Etablissements recevant du public (ERP). Ce qui se solde par la mise en place par l'UEFA d'une nouvelle réglementation et des normes très strictes. Pour recevoir les matchs de la compétition européenne, les stades doivent désormais être équipés de sièges. Des obligations qui seront suivies par d'autres normes imposées au fur et à mesure aux stades et élargies pour les spectacles à cette époque où se développaient les rendez-vous musicaux à grand public. En fait, toute l'industrie du spectacle est révolutionnée. La nouvelle norme exige de grandes capacités d'évacuation du public en cas de sinistre. Les portes doivent s'ouvrir à l'extérieur, des outils sont développés aussi pour calculer les Unités de passage (UP), soit la largeur minimale de passage à chaque dégagement (portes, issues de secours...) proportionnelle au nombre total de personnes appelées à l'emprunter. Si c'était le cas à Belouizdad, on aurait certainement épargné les vies humaines.