Au cœur du spleen parisien, un homme, la soixantaine passée, traînant le pas devant les boutiques de la rue des Rosiers, longeant le fer à cheval, les philosophes et faisant demi-tour face au bistrot-librairie La Belle Hortense sur la grande rue Vieille du Temple. Cette bonhomie, au visage frais, au nez busqué, nous éclaire toujours avec cette vitalité intérieure de bienveillance et cette main tendue à l'autre, entamant le chemin de la Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, l'ancien quartier bretonne de Paris. Kader, en fin adepte de la récupération et du recyclage, arrivait tant bien que mal à meubler des chez soi avec des articles très cosy et à 0 centime. Des objets hétéroclites qui vont des meubles de rangement aux postes de tv, canapés et autres tables en bois. De sa chambre de bonne située à la rue Vielle-du-Temple, dans le quartier du Marais, Kader a tissé tant de liens d'amitié forts et désintéressés. Bien au chaud dans sa canadienne, il fait sa marche quotidienne vers le 39 rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, le rendez-vous de toutes les amitiés, le point de chute de tant d'altérités, il récupère le courrier et monte les deux étages de l'immeuble haussmannien rehaussé de grandes sculptures de têtes de lion et autres formes octogonales, il arrosait les plantes, il s'installait dans la petite chaise collée au balcon au rythme des sonorités musicales surfant sur les ondes de TSF Jazz, émanant d'une chaîne hifi récoltée dans les débarras du coin. Après un bref regard dans le voisinage, ponctué par le lever de rideaux de l'opticienne aux senteurs de l'encens bien de chez nous, du palais mongole dont le vendeur achalande ses articles en coton, en laine et en soie et les senteurs des croissants fourrés de la boulangerie Arc-en-ciel d'en bas. Kader Ben Aïcha est originaire de la ville de Mostaganem, sa tendre adolescence a été marquée par la fréquentation des milieux artistiques animés par Abdelkader Kaki au théâtre, Maâzouz Bouadjaj au chant populaire chaâbi et Mohammed Chouikh, au 7e art, des ambiances et des images qui sont ancrées dans l'esprit du jeune Kader et dont la vie a été bercée par les zéphyrs de la salamandre comme l'a si bien chantée Chikha Rimitti Salamandre u berdlhal et les brises des plaines de Sidi Lakhdar Benkhellouf du nom du grand cavalier poète soufi, auteur de célèbre texte La bataille de Mazagran. Le jeune Kader s'est envolé en France après des études secondaires réussies. Il s'installa à Dijon où il entama une formation en viticulture, un cursus qui lui a permis de maîtriser les mille et une nuances des secrets de l'œnologie, une carrière qu'il a aussitôt laissé tomber pour rejoindre Budapest pour une petite parenthèse bohémienne et continuer la route vers Paris et accompagner le mouvement beur des années 80' dans ses revendications, comme celle du droit au travail, au logement et à la dignité humaine. Avec son ami, le célèbre comédien Moa, ils ont mené tant de batailles sur le terrain pour amener la municipalité du 4e arrondissement à adopter des démarches plus justes et non discriminatoires, notamment dans l'accès au logement. Cet engagement pour une vie décente lui a ouvert les yeux pour investir le monde de l'humanitaire qui s'est traduit par l'intégration de l'organisation l'Armée du Salut, une organisation humanitaire dont la mission est de soulager les détresses humaines sans aucune discrimination. En parfait bénévole, Kader Ben Aïcha a élu domicile à l'espace Solidarité insertion de l'ex-station de métro Saint-Martin où il s'est révélé un membre très actif au sein de la congrégation. Il a souvent dédramatisé les peines des jeunes clandestins algériens tombés dans l'abîme de la précarité. Il a également su comment réconforter le temps d'un séjour des Français qui ont chuté du jour au lendemain du haut de l'affiche, livrés aux aléas de la rue ; cette vie de bénévole a été ponctuée de plusieurs faits anecdotiques où l'on peux saluer son esprit conciliateur et fédérateur lors d'une rixe entre des jeunes clandestins algériens et d'autres afghans, d'autres scènes de générosité et de bravoure narrant l'histoire de ce SDF dont le corps fut rongé par la faim, la maladie et la précarité et qui, grâce à la force de persuasion de Monsieur Kader, le casting humanitaire a pris en charge l'homme en détresse, de la douche jusqu'à l'entretien par la pédicure et d'autres bons soins. L'espace humanitaire s'est distingué par des prestations de restauration (petit-déjeuner) d'hygiène (douche, coiffure, laverie) et médicales. En 2006, lors de l'historique opération des enfants de Don Quichotte où plusieurs tentes ont été dressées tout au long du canal Saint-Martin, le cœur palpitant du quartier du Marais a contribué à l'élan de solidarité en faveur des sans-abris en leur servant des repas chauds. Un réflexe de générosité et un esprit de partage, des valeurs incarnées par celui qui s'est toujours sacrifié pour le bien-être des autres. A ses heures perdues, Kader rendait visite à sa sœur dans la région parisienne et assistait son neveu malade. Monsieur Bonté s'est permis de temps à autre des petites écoles buissonnières en sirotant des pintes au Renard à l'Excelsior ou encore au Rambuteau et en s'initiant par moment à la cuisine japonaise en compagnie de ses amis Kawakita, Dominique et Moa, ces deux derniers avec lesquels il a partagé les chroniques des années de bonheur marquées par des naissances, des anniversaire, des générales et surtout l'inoubliable voyage dans le pays mostaganémois en 1986, l'année des retrouvailles avec la terre natale, un mois, au beau rivage de la Mare Nostrum où l'on raffolait des fruits de saison et surtout de la succulente pastèque du Dahra. Kader Ben Aïcha a été une véritable mémoire de Paris 4e du bazar de Paris, au Tunisien de la Goulette, à Feria en passant par le Point virgule, un véritable Gps qui a souvent terminé sa balade au fond du studio de la 39 rue fredonnant les airs gnaoui et chaâbi en compagnie de Abdou le projectionniste de la salle de cinéma du centre culturel de la Wallonie Bruxelles situé au 127 rue Saint-Martin. Côté culture, Kader Ben Aïcha s'est toujours abreuvé d'une richesse des rythmes du diwan au New Morning, de l'orphisme des textes d'Octavo Paz déclamé par l'enfant de Ténès, le regretté Kader Daikra, et de l'ingéniosité des sons de la guimbarde magistralement exécutée par le grand comédien Moa Abaid, ses soirées bien mijotées à la sauce aux légumes du marché d'Aligre. Kader, dont le cœur a été aussi grand comme ça, nous a quittés en mars 2015, parti sur la pointe des pieds comme les milliers d'anonymes qui ont beaucoup donné aux autres, un esprit du partage engagé dans l'humilité et la discrétion, des êtres qui ont vécu comme des ombres furtives, des vies dédiées au bien et à la bonté. Par Yazid Aït Hamdouche