Choc, émotion, consternation, colère, cris, larmes... Le prononcé du verdict s'est abattu comme la foudre sur la salle d'audience. Un véritable coup de massue. Deux ans de prison ferme ! Nous sommes encore sonnés par le chiffre. Oui, deux ans de prison ferme à l'encontre de notre très cher Khaled Drareni pour un dossier littéralement vide ! Ce mardi 15 septembre est un autre jour de deuil pour la presse, pour l'Algérie toute entière. On a eu le «Lundi noir», ce maudit 10 août où Khaled avait été condamné en première instance, par le tribunal de Sidi M'hamed, à trois ans de prison ferme. Et ce 15 septembre est une autre date à marquer d'une pierre noire. Un Mardi noir pour la presse, oui. Pour la justice surtout. Nous espérions qu'elle allait s'inspirer un tant soit peu du courage, de la dignité, de Khaled et se racheter une conscience. Nous avions tort. Reprenons le film de la journée. Il est un peu plus de 9h lorsque nous débarquons devant la cour d'Alger, à Ruisseau, en compagnie de notre ami SAS (Sid Ahmed Semiane). D'emblée, nous remarquons un déploiement massif des forces de police, dont beaucoup de femmes en uniforme. Il y avait une nervosité palpable chez les forces de l'ordre. La police semblait avoir pour mission de disperser coûte que coûte toute velléité de rassemblement et ne pas laisser se reproduire le scénario de mardi passé (le 8 septembre, jour du procès en appel), où les confrères et militants empêchés d'assister au procès ont observé un sit-in toute la journée et fait le siège de la cour de justice jusque tard dans la soirée. Malgré cette tension et cette hostilité des forces de l'ordre, nous nous sommes dirigés vers l'accueil où les agents de police étaient plus détendus. Nous avons été admis à entrer sans encombre après vérification de notre carte de presse et notre ordre de mission. Dans la salle n°2, au premier étage, où devait être présenté Khaled Drareni, en compagnie de Samir Benlarbi et Slimane Hamitouche, il y avait déjà du monde. Tous les confrères qui n'ont pas été autorisés à couvrir le procès la semaine dernière ont pu accéder à la salle. «Aîb alikoum !» A mesure que le temps passe, la tension monte. Bientôt, le suspense va devenir insoutenable. 9h45. Le juge fait son apparition, accompagné de ses deux assesseurs. Jusqu'à 11h, le président traite au pas de charge plusieurs affaires, entre renvois et prononcés de verdict. A 11h04, il lance en direction des gendarmes debout devant la porte réservée aux prévenus : «Drareni rah h'na ?» (Drareni est-il là ?). Il demande à le faire entrer. Khaled apparaît en t-hsirt noir, le visage barré d'un masque blanc. Il a bien maigri, mais il a bonne mine et semble confiant. Il est vite appelé à la barre. Le journaliste salue d'un geste de la main des membres de sa famille en esquissant un sourire. Sans tergiverser, le magistrat s'apprête à formuler le jugement. Toute la salle retient son souffle. Rappelons que lors du procès en appel, le procureur général près la cour d'Alger avait requis 4 ans de prison ferme et 50 000 DA d'amende à l'encontre de Khaled Drareni et ses coaccusés, Samir Benlarbi et Slimane Hamitouche. Les trois étaient poursuivis pour «incitation à un attroupement non armé» et «atteinte à l'unité nationale». Le juge commence par rendre le verdict concernant Samir et Slimane. Les deux militants sont innocentés de l'accusation d'atteinte à l'unité nationale mais sont condamnés pour «incitation à un attroupement non armé». Ils écopent d'un an de prison dont 4 mois ferme. Comme ils les avaient déjà purgés, ils restent libres. Ils avaient été condamnés en première instance à 2 ans de prison dont 4 mois ferme. Quand arrive le tour de Khaled, on tend l'oreille mais la voix du juge est rapidement étouffée par un brouhaha sourd et des cris d'indignation. La voix à peine audible du magistrat venait de lâcher la phrase assassine : «Deux ans de prison ferme !» Inébranlable, Khaled reçoit le verdict avec calme. Il a à peine le temps de brandir le V de la victoire qu'il est escorté en dehors de la salle. Dans le public, c'est la stupeur. Les présents rompent brutalement le silence disciplinaire des tribunaux et se soulèvent en criant : «Khaled Drareni sahafi horr» (Khaled Drareni journaliste libre). Plusieurs confrères craquent, fondent en larmes. Ils sont inconsolables. Les journalistes et les activistes venus soutenir Khaled finissent par quitter la salle pour envahir aussitôt le hall du premier étage aux cris de «Khaled Drareni sahafi horr !», «Khaled sahafi, machi khabardji» (Khaled est un journaliste, pas un informateur). Une voix lâche : «Aîb alikoum !» (Honte à vous !) «Une emprise autoritaire sur la justice» Me Abdelghani Badi, membre du collectif de la défense, est abattu. «Je suis choqué par la décision qui a été rendue aujourd'hui. C'est une décision totalement inacceptable», déclare-t-il. «C'est un acte qui témoigne d'une emprise autoritaire sur la justice et sur les libertés. Aujourd'hui, la justice a chuté une nouvelle fois comme elle a sombré de nombreuses fois dans les affaires du hirak el moubarak (le hirak béni). Cela démontre encore une fois que l'Exécutif a phagocyté le système judiciaire avec l'appui de l'appareil sécuritaire. La justice ne dispose plus d'aucun pouvoir», déplore l'avocat. Dans le hall effervescent, Samir Benlarbi ne mâche pas ses mots : «C'est une décision injuste, c'est une décision politique !» dénonce-t-il. «Malheureusement, une fois de plus, la justice algérienne a montré qu'elle est otage des décisions politiques. Depuis le début, nous savions que ce dossier a été politisé, c'est un dossier sécuritaire. Il y a une tentative de porter atteinte à Khaled Drareni, de museler la presse algérienne et de faire peur aux journalistes algériens», fulmine Samir Benlarbi. Un peu plus loin, nous croisons Me Mostefa Bouchachi qui ne cache pas, lui non plus, son abattement. «Nous sommes abattus pour Khaled, abattus pour l'Algérie et abattus pour la justice algérienne» martèle-t-il. «Nous sommes choqués par ce jugement qui n'a aucun fondement juridique. Khaled Drareni n'a commis aucun crime. Khaled Drareni est un journaliste libre. Il a fait son travail en couvrant le hirak, ni plus ni moins, et il n'y a rien dans la loi qui punit cela.» L'avocat estime que «ce verdict, en plus de l'injustice qu'il comporte, n'honore pas l'Algérie. C'est un coup porté à l'Algérie et un coup porté à la justice algérienne avant que ce soit un jugement contre Khaled Drareni». Et d'affirmer avec détermination : «Nous trouverons le moyen de le faire sortir avec dignité et honneur. Et il sera de nouveau un journaliste libre comme il l'a toujours été.» A l'extérieur du bâtiment, une action de protestation est organisée spontanément pour signifier le rejet d'un verdict jugé unanimement «scandaleux». Les mots «Hogra», «Dholm» (injustice), «Haggarine» (oppresseurs), «Ma yahachmouche» (ils n'ont pas honte), «Oukil'houm Rabbi» (nous nous en remettons à Dieu)... sont sur toutes les lèvres. Où que se tourne notre regard, une immense peine recouvre tous les visages. Les uns fondent dans les bras des autres en éclatant en sanglots, et il n'y a pas assez de bras pour consoler tout le monde. La foule improvise une courte marche encadrée par un imposant cordon de police. Au dessus de la procession s'élève, fier et toujours debout, le portrait de Khaled. Des activistes portent comme une seconde peau un t-shirt à son effigie. Les manifestants scandent à tue-tête : «Khaled Drareni, sahafi horr !», «Khaled Sahafi, machi khabardji», «Djazair horra dimocratia» (Algérie libre et démocratique), «Dawla madania, machi askaria» (Pour un Etat civil, pas militaire). On pouvait entendre aussi : «Khaled Drareni radjel ma yetecherache» (Khaled Drareni ne s'achète pas), «Eddouna gaâ lel habs, echaâb mahouche habès» (Emmenez-nous tous en prison, le peuple ne s'arrêtera pas). «Y en a marre mel hogra, bezzef el hogra, bezzef !» (Y en a marre de l'injustice ! Trop, c'est trop !) s'emporte notre consœur Kenza Khatto. Courage, Khaled ! Le combat ne fait que commencer...