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Procès du journaliste Khaled Drareni : L'absurde devient ordinaire par lassitude
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 06 - 08 - 2020


In Facebook
Il y a une horloge sur le mur de la salle d'audiences 1 au tribunal de Sidi Mhammed à Alger. Elle est cassée et affiche constamment 2h29. Economie sera faite ici du parallèle, usé, entre justice et le fameux adage sur la pendule arrêtée. Si un ou deux reportages de trop ont fait usage de l'image, il ne faut pas en vouloir aux journalistes. Dans les moments creux d'un énième procès absurde, durant une plaidoirie inintéressante par exemple, on regarde les visages, le plafond haut et les murs boisés. On ne trouve un semblant de sens que dans les aiguilles censées indiquer le temps mais suspendues en dehors de ce dernier.
Le procès absurde de ce lundi 3 août 2020 concerne les militants Samir Benlarbi et Slimane Hamitouche ainsi que le journaliste Khaled Drareni, arrêtés le 7 mars lors d'une manifestation du Hirak à Alger. A 13h20, les quelques quarante avocats qui se sont constitués dans l'affaire remplissent la salle. Ils se préparent, discutent et distribuent des masques de protection aux journalistes, seul public autorisé en raison de la pandémie. Sont présents aussi quelques militants et activistes qui ont pu se faufiler à l'intérieur, certains ayant trompé la vigilance à l'entrée, d'autres ayant profité de leur présence au tribunal pour d'autres raisons.
Benlarbi et Hamitouche sont là, le premier accompagné de son fils adolescent, le deuxième plaisante avec des avocats. Ils ont été libérés début juillet en attente de leur procès. Leur coaccusé Drareni, détenu à Kolea depuis plus de quatre mois, sera jugé par visioconférence. Il y a un écran sur l'estrade et à 13h40 quelqu'un essaie depuis une demie heure d'établir une connexion avec la prison. « Parfois, c'est pire. A la cour d'Alger, toute une matinée ne permet d'entendre que trois détenus. Une infrastructure digne du septième monde, pas du tiers monde », confie une jeune avocate. Le système se connecte enfin à 13h45 et l'écran affiche un bureau banal. On y voit un pupitre au premier plan, un tableau accroché au mur en face et des chaises d'attente en aluminium entre les deux.
A 13h54 les magistrats font leur entrée et s'installent. Le procès peut commencer. « Khaled Mohamed Drareni », lance la présidente de l'audience, Wassila Ziouche. On voit enfin le journaliste, vêtu d'un t-shirt bleu à rayures. Désormais moustachu, il a perdu du poids mais affiche un grand sourire et salue les avocats à travers l'écran. La juge porte un masque noir de protection et il a fallu s'habituer à sa voix pour savoir que c'est elle qui parle. Elle appelle les deux autres accusés puis lit les charges retenues contre les trois concernés. « Atteinte à l'intégrité du territoire national » et « incitation à attroupement non-armé » présumées, selon les articles 79 et 100 du code pénal.
La défense commence par soulever les exceptions de procédure. Les avocats évoquent l'inconstitutionnalité de l'article 79 et énumèrent les nombreux vices de forme qui ont émaillé l'affaire : absence du nom de l'officier enquêteur qui a entendu les accusés lors de leur garde à vue, absence des certificats médicaux des prévenus, le dépassement de compétence par le procureur qui a délivré une autorisation de fouiller les téléphones des prévenus, car selon la défense la loi de la cybercriminalité utilisée comme justificatif ne concerne que les affaires de piratage des systèmes de données, etc. Le ton monte durant le débat mais la présidente finit par rejeter les demandes de la défense.
Place aux questions aux accusés. Khaled Drareni en premier. Il lui est demandé s'il nie les charges. « J'ai couvert les manifestations du Hirak ainsi que celles pro-pouvoir. Quand je permets au lecteur d'accéder à l'information, un droit constitutionnel, je protège l'intégrité du territoire national », lance le journaliste. « Je nie donc complètement les faits qui me sont attribués car je n'ai fait que mon travail de journaliste ». La juge lui cite des phrases publiées sur sa page Facebook, sans guillemets, « ce système dégénéré n'accepte pas le changement » par exemple.
« Certaines expressions semblent indiquer votre opinion personnelle et non les slogans du mouvement », s'étonne-t-elle. « J'ai le droit en tant que citoyen algérien d'exprimer aussi mes opinions. C'est une opinion qui ne comporte ni diffamation ni insulte, ni atteinte à l'unité nationale », répond Drareni. La présidente lui reproche un communiqué du PAD (Pacte de l'alternative démocratique) qu'il a partagé sur sa page. Il s'agit d'un appel à la grève générale et le journaliste l'a publié le jour de sa sortie, la date de la grève étant prévue quatre jours plus tard.
« En tant que journaliste, votre travail consiste-t-il à couvrir les événements au moment où ils se déroulent ou bien avant qu'ils n'aient lieu ? », demande la magistrate. Stupeur et sourires narquois parmi les journalistes présents. « Selon le même raisonnement, l'APS ne doit pas annoncer les futures activités prévues pour le président, le conseil des ministres, les visites etc », commente plus tard une consœur.
«J'ai publié le communiqué du PAD qui comprend des partis agréés et reconnus. Le même communiqué a été publié par de nombreux journaux et je n'ai pas appelé à la grève. Un journaliste n'a-t-il pas le droit de publier les communiqués des partis agréés ? », répond Khaled Drareni.
Il est ensuite question d'éléments récupérés sur la boîte mail du journaliste. Des factures qui varient entre 400 et 700 euros, un billet d'avion payé par l'Institut Français à Alger. Il explique qu'il a été invité à une conférence de SOS Racisme en France et que l'association, en tant qu'entité française, a demandé à l'IF Alger de lui payer l'avion. Il ajoute que les virements représentent la rémunération de ses piges avec TV5 Monde.
« Avez-vous une accréditation pour travailler en tant que correspondant avec des chaînes étrangères ? », demande la juge. « Je ne suis pas un correspondant. Je collabore avec TV5 Monde de façon périodique et j'interviens parfois en tant qu'invité seulement sur France 24 », indique Khaled Drareni en indiquant qu'il est payé seulement pour son travail avec TV5 Monde.
« Ces questions ont-elles un rapport avec les charges retenues ? », objecte Me Zoubida Assoul. « Le tribunal peut poser toutes les questions et retenir ce qui en rapport avec l'affaire », répond la présidente qui relance Drareni sur la manifestation du 7 mars lors de laquelle il a été arrêté. « Où étiez-vous ? », demande-t-elle. « J'étais chez moi, rue Didouche Mourad. J'ai entendu les manifestants en bas et je suis descendu couvrir », explique-t-il. «Niez-vous donc les faits reprochés ? », demande une nouvelle fois la juge. « Je nie les faits reprochés », répond l'accusé.
Au tour de Samir Benlarbi et Slimane Hamitouche de répondre aux questions. Le premier dit qu'il est activiste politique depuis 30 ans et qu'il n'a jamais été emprisonné avant le Hirak, que ceux qui ont « ordonné » son arrestation sont aujourd'hui en prison, allusion faite sûrement à l'ancien directeur de la sécurité intérieure, Wassini Bouazza. « Je n'ai jamais appelé à la violence ou à l'attroupement. J'ai toujours exigé le changement pacifique », affirme le militant. Slimane Hamitouche, membre très actif du collectif des familles des disparus, explique pour sa part qu'il n'a jamais voulu porter atteinte à « l'intégrité du territoire national ». « Je cherche juste à connaître le sort de mon père, disparu durant la décennie noire », indique-t-il.
La présidente regarde l'écran à un moment donné et se rend compte que Khaled Drareni est resté debout alors qu'elle interrogeait ces deux coaccusés. « Vous pouvez vous asseoir », lui dit-elle. «Je reste toujours debout », répond le journaliste.
A 15h35 la présidente n'a plus de questions à poser aux accusés et suspend l'audience. La défense se retire dans le hall pour désigner les noms concernés par les plaidoiries. Les débats, parfois houleux, prennent du temps. Les avocats, tous des bénévoles du collectif de défense des détenus, finissent par dégager une liste d'une vingtaine de noms. Il est demandé de ne pas dépasser les cinq minutes par plaidoirie si l'on veut espérer un verdict rendu le jour-même. Aucun avocat ou presque ne respectera cette limite.
Le procès reprend à 16h10. Le représentant du ministère public cite dans son réquisitoire les factures des piges de Khaled Drareni, son billet d'avion et ses publications sur Facebook, le fait que les trois accusés ont été arrêtés «dans les premiers rangs » d'une manifestation, les vidéos des manifestations que Slimane Hamitouche a envoyé par Messenger aux avocats Abdelghani Badi et Mostefa Bouchachi. Aux yeux du jeune procureur, ces éléments justifient les charges et il requiert avec une facilité déconcertante quatre années de prison ferme, 100 000 dinars d'amende et une privation des droits civiques des accusés pendant quatre ans.
Place aux plaidoiries. Amine Sidhoum explique que les factures représentent la rémunération du travail du journaliste et rappelle, à juste titre, que de très nombreux journalistes pigent avec des médias étrangers francophones, arabophones, anglophones ou autres. Qu'il s'agit d'une pratique ordinaire dans la corporation. Sur le billet d'avion de Khaled Drareni payé par l'IF, il évoque un programme de formation en collaboration entre le ministère de la Justice et l'Union Européenne que l'avocat a aidé à mettre en place et dont ont bénéficié de nombreux magistrats. Les billets d'avion, l'accommodation et même des per diem avaient été pris en charge par les institutions européennes.
« M. le procureur, est-ce sérieux ce que vous faites là, en 2020 ? De reprocher aux gens d'envoyer des vidéos ? », s'indigne l'avocat.
Noureddine Benissad souligne pour sa part une volonté d'emprisonner un journaliste en manœuvrant autour de la législation : « Le travail de journaliste, les relations avec les médias étrangers sont gérés par le code de l'information, auquel il manque des textes d'application. C'est une circonvention à la loi que de poursuivre Drareni selon le code pénal et de l'accuser d'atteinte à l'intégrité nationale et d'incitation à attroupement, et d'ensuite citer des faits relatifs à son travail de journaliste. Tout ça parce que le code de l'information ne prévoit pas de peine privative de liberté ».
Pour sa part, Abdelghani Badi revient sur le problématique article 79. Tel que rédigé, le texte ne définit pas ce qui constitue une atteinte à l'intégrité du territoire national et laisse libre cours aux interprétations, alors que le code pénal dont il fait partie est censé être d'interprétation stricte, c'est à dire qu'un juge ne peut pas réprimer des actes que le texte n'a pas expressément sanctionné. «[Cet article] est anticonstitutionnel et nous devons tous militer pour son abolition. Sinon moi, vous [le procureur] et vous [la juge] risquons aussi d'être poursuivis. La mainmise sécuritaire sur la justice doit cesser », plaide Me Badi.
Durant d'autres plaidoiries l'esprit est ailleurs et le regard se balade et retombe sur l'horloge figée. A quoi d'autre ressemble l'injustice? A un journaliste auquel on demande pourquoi il a exprimé une opinion sur sa page Facebook sans mettre de guillemets lors d'un procès durant lequel on ferme l'œil sur les nombreux vices de forme qui ont marqué l'affaire. A un militant questionné sur des vidéos de manifestations envoyées par Messenger à des avocats lorsque la fouille de son téléphone est permise, argue la défense, par une autorisation d'un procureur en dépassement de prérogative. A un activiste politique auquel on reproche de se retrouver « aux premiers rangs » d'une manifestation, un droit constitutionnel, alors même qu'on rejette l'argument d'inconstitutionnalité de l'article de loi selon lequel il est poursuivi. A un président de la République qui qualifie publiquement un journaliste de « khabardji », un informateur, pour justifier son incarcération, qui l'accuse d'avoir donné des informations à une ambassade étrangère, alors que le procès dudit journaliste n'a fait aucune mention de faits semblables. A tous ces procès pour un emblème brandi, pour un t-shirt ou une pancarte, qui se ressemblent tous au final, qui se confondent en un seul procès absurde que l'on finit par banaliser dans son esprit.
Pas que tout cela soit sans conséquence. Mais justement car il s'agit d'un vrai corps amaigri mis derrière les barreaux pour avoir pratiqué le métier d'informer. De dizaines d'autres personnes incarcérées pour avoir dit un mot ou exercer un droit. L'injustice prive des innocents de leur liberté et à force, s'étonner de son aberration devient lassant, insignifiant.
N'empêche que l'absurde doit être souligné. Hafid Tamert évoque الهذيان . Le délire. Celui de « demander à un journaliste pourquoi a-t-il écrit une phrase sans guillemets » pour prouver une atteinte à l'intégrité du territoire national. Il fait remarquer qu'aucun des anciens responsables jugés pour corruption n'a été poursuivi selon l'article 79. « Celui qui détient 131 comptes en banque n'a pas été accusé d'atteinte à l'intégrité du territoire national, ni sa fille de 29 ans qui a acheté des palais, au point de devoir 45 milliards aux impôts », affirme-t-il en référence à l'affaire de l'ancien DGSN Abdelghani Hamel et ses enfants. La juge le sait, elle avait présidé ce procès aussi.
« Ce qui arrive à ces personnes est une honte que la justice va subir. Il est inacceptable d'avoir si peu de considération pour les droits et les libertés des Algériens, au point de remettre en doute leur patriotisme. Ces personnes aiment l'Algérie avec sincérité comme nous tous. Et personne n'a le droit de fouiller dans les mails de quelqu'un ou de lui reprocher d'ouvrir des guillemets ou pas pour l'accuser d'atteinte à l'intégrité nationale. Je rejoins mes collègues et je demande l'acquittement. Au nom du peuple, pour l'histoire et pour ce pauvre peuple », plaide Me Tamert.
Mostefa Bouchachi plaide en dernier, comme lors de chaque procès des détenus du Hirak dans lequel il s'est constitué. «Comment avons-nous perdu notre conscience ? Comment avons-nous perdu le sentiment de justice ? Comment se fait-il que les droits et les libertés des citoyens soient devenus insignifiants dans notre dictionnaire éthique et légal ? Madame la présidente, j'ai espoir que vous allez marquer l'histoire de cette salle en prononçant l'acquittement dans cette affaire », conclut Me Bouchachi.
A 20h30 passée la présidente finit par renvoyer le verdict au 10 août, mais pas avant d'accorder un mot de la fin à chacun des accusés. « Je continuerai à faire mon travail avec fidélité, pour l'honneur de ma famille et celui de ma profession », lance Khaled Drareni, toujours debout.


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