A dix siècles de distance, en partant l'un de Mossoul et l'autre d'Alger, comment peut-on se retrouver sur les rives du savoir ? Ces deux-là ont trouvé leur planche de salut dans le langage et ses ramifications. Le premier, Ibn Jenni, a vécu dans la somptueuse et splendide Baghdad du dixième siècle, alors que le second, Jacques Derrida, a traversé à partir d'Alger les trois-quarts du vingtième siècle. Ces deux géants de la pensée, et pas des moindres dans toute l'histoire du savoir, n'avaient de cesse de bouger tous azimuts. L'un, dans les différents champs sémantiques de la linguistique, l'autre, dans tout ce qui a trait aux choses de l'être comme point de départ vers la vastitude de l'existence. Le langage a été pour eux un passage obligé pour parvenir à leur but intellectualiste. Cette bougeotte répétée de leur part, pour ne pas dire mouvement perpétuel, nous les fait voir comme ces bateliers de la Volga du XIXe siècle. On les entend ahaner et chanter en tirant sur des chemins de halage leurs embarcations et péniches pour les amarrer à un piton ou un débarcadère de fortune avant de poursuivre leur travail de forçats à longueur d'année. Par bien des aspects, le travail sur le langage n'est-il pas semblable à celui des galériens ? Ils étaient toujours en partance vers quelque destination. A peine déchargée leur cargaison – et quelle admirable cargaison ! – et les voilà à nouveau en route. Les brûlures du langage deviennent des stigmates éternelles. C'est ce qui, du reste, explique qu'un hiatus se crée, à chaque tournant de la vie, entre l'homme et le monde extérieur, ainsi qu'en lui-même. Et comment triompher de cette espèce de déséquilibre sinon en se mettant toujours en partance vers de nouveaux horizons de l'aventure intellectuelle ? Dans le cas d'Ibn Jenni et de Derrida, ce fut une «campagne contre soi-même». Toutefois, les biographes n'évoquent que rarement le côté sombre de leur existence. Apparemment, ces deux grands fouineurs des méandres de l'existence ont eu à souffrir, sans piper mot et en stoïciens, de leur appartenance, préférant ainsi se barricader derrière les champs sémantiques qu'ils avaient à déchiffrer et à décrypter sans cesse. Pour Jenni, c'était l'époque où Al-Farahidi, grammairien de renom et phonéticien émérite, occupait le plus clair de son temps, comme il le dit lui-même, à «goûter, physiologiquement, le son que produit chaque lettre de l'alphabet lorsqu'il quitte l'espace d'implosion ou d'explosion à partir du fond de la gorge jusqu'aux extrémités des lèvres». Cela lui a permis de codifier la prosodie arabe. Vint donc Ibn Jenni pour opérer quelque chose de vraiment extraordinaire dans le domaine de la linguistique en jetant les fondements de la phonologie telle que pratiquée de nos jours dans les plus grands laboratoires de recherches physiologiques du langage du monde. Il devint la coqueluche de Baghdad et des cénacles où se rassemblaient poètes, grammairiens, philologues, philosophes et autres hommes de science. Son maître-livre, Les caractéristiques, ainsi que son traité de phonologie demeurent la référence pour les étudiants et universitaires du monde arabe. Or, ce batelier des temps anciens avait mal à ses origines. Il était byzantin et fils d'esclave et il lui arrivait de faire étalage de cette appartenance dans des compositions poétiques qui suscitaient l'admiration de son ami, le grand El Moutanabbi. Le plus grand grammairien de tous les temps, Sibawayh, était persan mais ne s'en embarrassait guère. Il y a donc lieu de penser qu'Ibn Jenni, bien que fier de ses découvertes dans le domaine de la phonologie, regardait toujours en direction de sa Byzance, et tentait, au même moment, de tirer son embarcation sur un chemin de halage vers des ports d'attache inconnus de ses pairs. Cela nous donne une image de certains intellectuels du monde arabe qui vivent, de nos jours, en Occident et accomplissent des merveilles sur le plan intellectuel tout en ayant le regard braqué vers leurs pays d'origine. Jacques Derrida, lui, s'est fait discret sur un mal qui n'a cessé de le ronger. Né à El Biar, l'Algérie est restée vivante en lui sans toutefois l'évoquer dans ses écrits. Il aurait pu se montrer proche des Algériens brimés durant la période coloniale d'autant qu'il avait lui-même subi, ainsi que les siens, les avanies du régime de Vichy. On sait qu'il a été expulsé de l'école au pire moment de la Seconde Guerre mondiale. Or, en 1945, avec sa famille, il a pris la tangente vers la France pour y vivre et poursuivre ses études de philosophie. C'est un universitaire américain qui, le premier, a relevé ce manquement de Derrida à l'endroit du pays qui l'a vu naître et grandir. Derrida, insiste encore ce chercheur, ne fait guère allusion aux apports de l'héritage culturel algérien et arabe dans ses écrits. Il a donc pris une bifurcation pour dire ce qu'il avait toujours sur le cœur. C'est le langage qui, en le sauvant de son désarroi si l'on peut dire, l'a amené à décortiquer les éléments qu'il avait entre les mains. De ce fait, l'Algérie était devenue, pour lui, un îlot perdu dans le vaste océan de l'existence, un îlot qui ne pouvait plus l'abriter de nouveau. S'il est vrai que Derrida dit quelque part qu'il est tout le temps «en guerre contre lui-même», en revanche, cela lui plaît de prendre du large par rapport à ses origines sans la moindre intention d'y revenir un jour sinon pour y jeter un petit coup d'œil et reprendre sa marche sur le chemin de halage qu'il s'était tracé. Le langage lui a procuré des voiles puissantes qui résistent aux vents contraires. De la «grammatologie» à la «déconstruction», de «l'aporie» aux petits détails de la vie familiale, des horizons, proches et lointains, constituant son quotidien philosophique, il prend, indirectement, ses distances par rapport à l'idéalisme philosophique européen et, apparemment, il trouve de nouveaux preneurs et de très bons échos auprès des intellectuels du Nouveau monde. Son approche du langage, bien qu'il ne fut pas linguiste à la base, le prend vers le mode du séquençage proprement dit. Celui-ci jouit de la vogue voulue dans les universités américaines et, surtout, parmi l'intelligentsia qui, désormais, fait la pluie et le beau temps en relation avec ceux qui élargissent, chaque jour, les frontières dans le monde de la numérisation de tous les domaines du savoir. Il ne faut donc pas s'étonner de voir cet îlot appelé Algérie s'éloigner, voire sombrer à tout jamais dans les profondeurs abyssales de Jacques Derrida. Mais à la différence d'Ibn Jenni, il avait comme une méfiance de son passé algérien, ressemblant en cela à Albert Camus qui ne voyait dans son lieu de naissance, comme le disait si bien le romancier-poète, Kateb Yacine, que le soleil, la mer et un pan de visage d'un autochtone qui se fait, justement, assassiner sous un soleil ardent. Le reste est littérature, fausse littérature ! Et dire que l'Algérie est à la base de tout le mouvement philosophique derridien. Comme quoi, en linguistique comme en philosophie, les chemins de halage se ressemblent par bien des aspects et endroits, mais nous donnent à voir d'autres vérités et dimensions insoupçonnées de l'être humain. Qui sait ? Peut-être que le savoir, tel que perçu et défini jusqu'ici, ne mène que vers des traverses incompréhensibles. Ou peut-être est-il vraiment un miroir déformant et aveuglant à force d'être retourné pour lui faire dire ce qu'il est incapable d'éclairer ? Il reste que les origines demeurent égales à elles-mêmes et, les premières amours ont beau être oblitérées, elles gardent beaucoup de leur intensité initiale et de leur vivacité. Ibn Jenni s'est autorisé, dans son exil forcé, de se ramener à lui-même en tirant son embarcation, sur son chemin de halage, pour triompher d'une certaine solitude par le biais de la phonologie, cette discipline nouvelle qui le démarquait des intellectuels de son époque. Derrida – et ce n'est pas un reproche – a trouvé son salut dans des ailleurs qui l'ont davantage éloigné de son lieu de naissance, donc, d'une culture multiséculaire. Par Merzac Bagtache