Il écrivit à ce sujet : « Tous les documents picturaux de toutes les périodes sont faux ! Toutes les images que nous avons de la vie et de la nature, c'est aux peintures que nous les devons. Rien que cela devrait nous les rendre suspects ! » Dans le cas de Delacroix, le mot suspect colle bien au personnage : officier des renseignements militaires, peintre de génie et grand mythomane devant Dieu, Delacroix était douteux. Génialement douteux. Picasso va alors s'empresser de rectifier la vision coloniale de Delacroix et sa perception des Femmes d'Alger (c'était en fait des pensionnaires des maisons closes de La Casbah), au moment où la guerre d'Algérie venait juste de commencer. Ainsi, entre le 13 décembre 1954 et le 14 février 1955, il va exécuter quinze variations sur le thème des femmes d'Alger. en deux mois ! Comme si le temps le pressait. Comme si le déclenchement de la révolution algérienne le portait à faire quelque chose pour dire sa solidarité et rendre hommage à l'Algérie, avec ses armes à lui : la peinture. Dans ce drame de quinze tableaux (il les appellera des paraphrases), tous les rôles sont constamment remaniés. Amputés. Amplifiés. Rigidifiés. Mouvementés. Les femmes algéroises, lentes, rondes, lascives, abandonnées, folkloriques et loukoums deviennent chez Picasso, rigides, agressives, déserotisées et en mouvement presque accéléré. « Ce sont des guerrières », dira-t-il, lorsqu'il acheva de les peindre. Au début, il peignit cinq tableaux de petits formats. Puis, comme s'il prenait conscience de l'amplification de la guerre qui s'installait en Algérie et comme s'il ressentait l'urgence de soutenir très vite la lutte des Algériens, il peignit dix autres tableaux de grand format. Picasso veut alors prendre ses distances avec Delacroix. « Dans les quinze tableaux des Femmes d'Alger, Picasso a recours à un facteur de régularisation : le gris et la grisaille. Cinq versions sont exécutées en gris sur fond gris. Le peintre renonce à la couleur. Il est en deuil. Il porte le deuil de l'Algérie martyre. Il dit sa colère contre cette guerre et cela donne à la composition générale, au rythme général des tableaux, une amplitude d'ordre musical. C'est un seigneur », souligne K. Gellwitz dans un livre consacré au maître. Les Algéroises de Picasso sont grincheuses, langoureuses et douloureuses, tout en même temps. Ces quinze toiles rappellent Guernica et la confluence est évidente. Elles n'ont plus rien à voir avec les obélisques nonchalants et mous de Delacroix qui avait donc pris pour modèle de pauvres prostituées d'Alger et non pas les occupantes d'un harem comme il l'a toujours prétendu. L'Algérie de 1840, celle de la conquête, de la barbarie et de la sauvagerie de l'armée française qui mit à sac toute la ville (et puis tout le pays), qui brûla les mosquées, les medersas et inventa les enfumades, technique artisanale des fours crématoires qui viendront plus tard, avec le nazisme allemand.Picasso le communiste diverge avec Delacroix, l'aristocrate et le « flic » au service de l'armée coloniale qui déjà est chargé de faire des schémas et des croquis pour la future conquête du Maroc planifiée de longue date. L'atmosphère d'érotisme, contenue dans les tableaux de Delacroix, et la couleur locale qui en émane cèdent la place, chez Picasso, à un violent antagonisme entre la forme générale, la structure du tableau et l'organisation picturale, d'un côté, et la couleur quelque peu délayée où dominent le rouge, l'aubergine et le jaune-vert flamboyant. Plus encore ! Chez Picasso, la mise à distance et la mise à l'écart du magma colonial se fait grâce à un graphisme aigu, coupant, lacérant et impitoyable qui fait que la technique utilisée est révolutionnaire, sur une thématique elle-même éminemment politique et révolutionnaire. Delacroix revu par Picasso n'est pas seulement refait, défait, corrigé et chamboulé de fond en comble ; il est carrément défiguré. (A suivre) N. B. : Dans le précédent article sur Picasso, une erreur nous a fait dire que le nombre de toiles était de sept. En fait, il s'agit de quinze.