L'auteur Yahia Boubekeur a publié en octobre dernier son deuxième livre ayant pour titre Mon Algérie à moi, le café Malakoff, aux éditions tpa. Dans ce roman à la trame poignante, l'auteur interpelle le bourreau Pélissier pour un réquisitoire des plus durs : Façon singulière de rendre justice aux victimes. Yahia Boubekeur répond ici aux questions d'El Watan. Propos recueillis Par Nacima Chabani
-Vous venez de signer un deuxième ouvrage romancé Mon Algérie à moi, Le café Malakoff consacré à la Mémoire. Un titre qui prête au départ à confusion … Le café Malakoff porte en lui-même les germes de la confusion, que j'ai voulu évacuer d'emblée. Le café incarné par El Anka et l'esprit du chaâbi, par lequel bat le cœur d'Alger, est antinomique d'une dénomination qui traduit une victoire franco-turque durant la guerre de Crimée en 1854. Le titre est choisi volontairement comme un point de départ énigmatique. -Vous revenez avec force détails sur les enfumades d'Ouled Riyah, perpétrés par Pélissier, mais sous la forme d'un procès, adressé au bourreau … Dans notre histoire, il y a plusieurs questions qui n'ont pas eu les réponses nécessaires. Certaines avaient été tranchées par le bourreau lui-même, en invoquant une «légitime défense paradoxale», ou des cas de force majeure, ou simplement en inversant les rôles en jouant la victime. Dans leurs justifications, les «colonistes» accusent les victimes de ténacité, d'entêtement, et que sais-je encore, pour ensuite évoquer des accidents, alors que c'était délibéré, programmé, planifié. Ensuite, on ne connaît pas tout. La période coloniale en Algérie, c'est un peu comme l'univers, plus on connaît, moins on connaît. Ensuite, les faits avaient été occultés, cachés. Les enfumades des Ouled Sbih, par Saint-Arnaud, n'avaient été découverts que grâce à des correspondances personnelles de ce dernier. C'est à ce propos que j'ai interpellé le bourreau, intouchable à ce jour, pour en faire un personnage de mon histoire, que je manipule à ma guise pour rendre justice aux victimes. -Vous vous substituez aux milliers de victimes ayant subi les enfumades de la journée du 20 juin 1845 pour raconter d'une manière poignante leurs souffrances endurées à grande échelle … Jusqu'à aujourd'hui, les livres ou les comptes rendus sur ces événements se fourvoient dans une comptabilité macabre du nombre de victimes. 700, 1000 ou 1500. Mais, les enfumades, ce ne sont pas des chiffres seulement. C'est bien plus. C'est bien pire. Car chaque victime est dépositaire de l'histoire d'une humanité verticale qui provient de l'homo habilis à ce jour du 18 Juin 1845. Chaque victime est une histoire qui lui provient de ses parents, qui sont autant d'histoires, qui proviennent d'autres histoires et ainsi de suite jusqu'au commencement. En conséquence, l'extermination de la tribu des ouled Riahs correspond au démantèlement d'un patrimoine humanitaire, génétique, culturel, linguistique, civilisationnel, qui doit interpeller les instances humaines, internationales, et pas seulement nous autres ... d'autant plus que les coupables avaient été tous promus maréchaux ou gouverneurs pour avoir commis ces méfaits. D'un autre côté, on a coutume d'évoquer les enfumades de l'extérieur. Jamais de l'intérieur. C'est à cet exercice que je me suis attelé. Je me suis introduit à l'intérieur de la grotte pour traduire la douleur et la souffrance des victimes. J'ai voulu rendre compte du bouleversement des rapports sociaux, la mère qui avait coutume de satisfaire les caprices de sa fille gâtée, Aïcha, lui tourne le dos pour chercher dans les anfractuosités des parois de la grotte un peu d'air. J'ai voulu restituer le calvaire des victimes qui ne s'attendaient pas à cette fin tragique, et traduire la douleur muette provoquée par l'étouffement, et la panique qui s'emparait des animaux, devenus fous pour s'en prendre à leurs propriétaires. J'ai fait un rapprochement sommaire avec Guernica, une toile célèbre de Picasso. Incomparable. Car, Guernica traduit une douleur qui se dénoue à la fin, par le hennissement sauvage du cheval, par le cri de l'homme à la main coupée qu'on entend presque, et qui ouvre des perspectives par les lueurs qu'il rajoute à son tableau dans les torches que les trois femmes suivent du regard... comme une délivrance. Ce n'est pas le cas au niveau de la grotte. La douleur est muette, étouffée.... Comment une femme qui accouchait est bloquée au milieu de ses contractions, comment un enfant qui allait naître est mort étouffé alors qu'il n'était pas encore né, le processus de la vie est interrompu à son commencement. Il finit même avant de commencer. La mort et la vie sont imbriqués l'une dans l'autre dans un non-sens provoqué par la folie coloniale. Je voulais traduire, ressusciter, le cri étouffé de ces victimes que Pélissier avait effacées. -Pour mener à bien l'écriture de votre ouvrage, vous avez non seulement consulté les archives mais vous vous êtes rendus sur le lieu des massacres… Je me suis bien sûr documenté assez, mais pas avec les exigences requises par un historien. J'ai pris la liberté de relater ces faits que j'avais intégrés dans une histoire de vie réelle, pour lui incorporer le sens de la vie et de l'émotion qui fait souvent défaut dans les documents d'histoires. Evidemment, je me suis déplacé plusieurs fois au niveau de cette grotte pour m'en inspirer. -Si l'ensemble des crimes sont restés impunis, vous affirmez que vous préférez ramasser les méfaits de Pélissier dans un baluchon qu'il portera jusqu'à la fin des temps … En effet, oui, les méfaits, je le chargeai sur le dos de Pélissier pour le condamner à les porter jusqu'à la fin des temps. Vous pouvez remplacer Pélissier, par Bugeaud, Saint Arnaud, ou François Mitterrand, ça ne change rien à mon propos. -Avez-vous d'autres projets d'écriture sur l'Histoire et la Mémoire ? Oui, j'ai deux ouvrages en phase de relecture. Un sur Laghouat et un autre que je souhaiterai garder comme une surprise aux lecteurs. Advertisements