L'art poétique, disait un vieux comparatiste, a pris son élan, pour la première fois, grâce à un prince. Et c'est étrangement un autre prince qui a donné, quelques siècles plus tard, le coup de grâce à ce même élan ! Le premier n'était autre qu'Imrou l-Qays (500-540), poète à l'architectonie imposante, qui n'a cessé de faire sa loi depuis quinze siècles. Le verbe, majestueux et fluide, l'autorisait même à entreprendre l'impossible, y compris à prétendre encore au royaume de Kinda, celui de son père, après qu'il en fut déchu. Le deuxième, torrentiel et subtil à la fois, était Abu Firas Al-Hamdani (932-968), ce jeune prince qui voulait désespérément se tailler une place dans un royaume déjà ensablé, sur le point de tomber entre les mains des Byzantins, dans le nord de la Syrie. Les deux, dit-on formellement dans les manuels de littérature arabe, avaient du sang bleu dans les veines, un sang qui n'était pas près de perdre ses qualités premières ! Selon certains comparatistes, un tracé généalogique de ce genre a bel et bien existé, quoique à moitié, dans la poésie française. Toutefois, on ne s'est pas encore donné la peine de chercher l'autre tranche qui permettrait de fermer ce cycle tout de miracle et d'enchantement. Charles d'Orléans (1394-1465), pour son bonheur ou pour son malheur, a donc été ce poète à ouvrir le jeu, en littérature française, sans pour autant avoir de successeur en mesure de boucler la boucle. Et pourquoi ne pas chercher ce prince poète qui prendrait le relais du moment qu'il ne s'agit là que d'un procédé de langage de la part des comparatistes ? Il fut bien poète de sang royal, dont la jeunesse et une partie de l'âge adulte étaient faites de guerres, de prison et d'exil en Angleterre. Imrou l-Qays, lancé dans une entreprise hasardeuse, se montrait plein de fougue, ne reculait devant rien. « Ne donne pas libre cours à tes larmes, disait-il dans une tournure métaphorique superbe, c'est un royaume auquel nous aspirons ou c'est la mort ; et ce jour-là, la vie nous pardonnera ! » Il s'était promis, à la suite de l'assassinat de son père, de prendre sa vengeance, en vain. Il dut mourir sur le chemin du retour de Byzance où il était allé demander de l'aide. Dans ses Rumiat, poèmes composés durant sa captivité à Byzance, Abu Firas fait montre d'un lyrisme enchanteur, teinté çà et là d'une certaine assurance orgueilleuse. « Pas de juste milieu, disait-il, c'est la vie ou bien c'est la mort ! » Donc, plutôt que de s'assagir et de considérer les changements sociopolitiques qui s'étaient opérés dans sa propre principauté durant son absence, il se complut dans le rôle de guerrier illuminé en mettant le monde sens dessus dessous, et il finit, bien sûr, assassiné comme un va-nu-pieds. Charles d'Orléans, en revanche, dut opter pour une vie de tranquillité dès son retour parmi les siens en 1440. Il ne chercha point à venger son père. Pourtant, il s'était juré solennellement de le faire à la suite de l'assassinat de ce dernier en 1407. Sa longue captivité avait fait de lui, entre-temps, un homme diamétralement opposé à ce jeune prince qui, durant des années, combattit farouchement l'occupation anglaise En outre, aucune action ne fut entreprise de sa part en vue de restaurer un semblant de royaume. La bataille d'Azincourt, en 1415, faut-il le rappeler, coupa court à tous ses espoirs, et vingt-cinq ans dans les geôles anglaises finirent par éroder sa fougue et son impétuosité à tout jamais. Charles d'Orléans, dans l'attente de recouvrer sa liberté un jour, s'était mis à faire des vers en latin, en français et en anglais. Ses compatriotes, subissant encore les retombées de la débâcle d'Azincourt, attendirent, avec passion et ardeur, le retour du preux chevalier qui avait enflammé, un jour, leur cœur dans la lutte contre l'occupant anglais. On devine d'ici leur cruelle déception. Des poètes, venus de tous les horizons, ne cessèrent d'élire domicile au château de Blois, propriété de Charles d'Orléans transformée en une espèce d'académie de poésie. Même le trublion François Villon (1431-1463), signale-t-on, faisait partie du lot. Ce changement radical, on ne se l'explique pas encore. La guerre, en tant que telle, n'étant pas une partie de chasse ou de plaisir, excepté pour les assoiffés de sang, l'homme qui s'y engage est donc tenu de fournir des explications, de clarifier ses motivations, à moins que celles-ci soient déjà apparentes. Disons tout de même que, dans le cas de Charles d'Orléans, le poète a bien supplanté le prince guerrier. La preuve, on ne trouve pas, dans sa poésie, de mêlée confuse, de sang ou de coursiers effrénés comme cela est le cas dans la poésie d'Imrou l-Qays et de Abu Firas. Chez lui, c'est le lyrisme simple et béat qui prime : le soleil qui se lève et se couche, les gouttes de pluie qui scintillent, la neige, les belles femmes et les douces paroles ; bref, ce qu'il y a de plus candide dans la vie d'un prince bien entouré. En matière de poésie, depuis que celle-ci existe, les nantis comme les démunis, les princes comme les gens du peuple ont toujours été conviés, sur un pied d'égalité, à sa table somptueuse, à folâtrer, à papillonner dans ses jardins enchanteurs. Nous, qui exerçons ce beau métier appelé lecture et qui avons un sang normal dans les veines, arriverions-nous un jour à comprendre le pourquoi de certains comportements qui dérogent à la règle générale du commun des mortels ?