Les citoyens ne sont pas satisfaits de la justice algérienne ; les étrangers non plus. Les délais sont excessifs, les lois se complexifient, se contredisent, les coûts sont plus élevés etc. Il faudrait en moyenne, selon une étude de la Banque mondiale effectuée en 2002, 20 procédures et 387 jours pour résoudre un seul différend. Sur la base de rapports tenus secrets, de crainte de la critique citoyenne sans doute, on annonce une réforme de la « justice » sans que l'on sache si elle vise à la fois des lois plus justes et équitables, une amélioration des codes de procédure et des statuts des organes et institutions pour les rendre plus efficaces. Pour l'instant, on focalise sur la profession d'avocat en perdant de vue, il me semble, que cet examen doit s'inscrire dans le cadre de l'obligation de l'Etat de garantir les principes d'impartialité, de célérité et d'équité de la justice. Au plan international, l'Etat doit exécuter ses engagements de bonne foi, notamment pour les droits humains et l'environnement. Or, la déclaration du ministre de la Justice au sujet du caractère non absolu de l'indépendance de l'avocat est, à ce sujet, fort inquiétante. Tous les justiciables sont concernés et pas seulement les avocats. Toute relation entre les avocats et les pouvoirs (quels qu'ils soient : politique, argent, etc.) qui mettrait en danger cette indépendance est inacceptable. Même la justice d'une dictature reconnaît le principe d'indépendance des avocats pour être crédible. Le justiciable du régime totalitaire ne doit pas pouvoir compter sur son avocat qui, par son indépendance, a un réel statut de défenseur. Je propose de démontrer que la profession d'avocat est indépendante, par définition, et que, plus que tout autre profession libérale, elle dérange. Oui, « parfois l'avocat est celui qui met les bâtons dans les roues, lorsque les roues de la justice risquent d'être faussées au détriment des déshérités et des exclus. Oui, 1'avocat est auxiliaire de justice, mais pour 1'épanouissement de celle-ci et non pour la fonctionnarisation de la défense et de la profession » (1). Je propose aussi sept questions à la réflexion des membres du Comité de réforme de la profession d'avocat qui vient d'être installé, sans que ces questions épuisent le sujet en raison de l'espace qui m'est accordé pour m'exprimer. L'on sait que tout pouvoir a cette propension de tout contrôler, mais le risque est trop grand pour la crédibilité de l'Etat si l'indépendance de l'avocat n'est pas réelle, car, en dernière analyse, l'avocat est le garant de la sécurité juridique au sens de laquelle la notion d'Etat de droit n'est qu'un élément. L'importance de l'indépendance de la profession d'avocat a été soulignée dans de nombreux pays, proches et lointains. Citons le jugement rendu à l'unanimité des juges en 1982, par la Cour suprême du Canada, disant que cette indépendance est la marque d'une société libre face à un Etat de plus en plus envahissant, et qu'en conséquence « du point de vue de l'intérêt public dans une société libre, il est des plus importants que les membres du barreau soient indépendants, impartiaux et accessibles » (2). La raison en est que, parmi toutes les professions libérales, elle est la seule à se soucier de protéger la personne et les biens des citoyens contre toute forme de menace, particulièrement contre la menace d'une ingérence étatique. « Dans cette optique, le principe de la liberté de la profession ne doit souffrir aucun compromis, sous forme d'ingérence, et encore moins de contrôle, de la part du gouvernement. » (3) L'indépendance absolue de l'avocat n'est pas une exigence morale, elle est l'une des garanties les plus essentielles à la sécurité juridique sous-jacente aux règles les plus fondamentales du droit interne et international. A la veille de l'admission de l'Algérie à l'OMC, les justiciables (particuliers, associations et entreprises) et leurs avocats algériens doivent avoir le même niveau de protection que dans les pays développés. Cette protection devrait aussi s'étendre à d'autres professions liées par le secret professionnel. Citons un exemple significatif. La jurisprudence américaine applique le principe dit de déférence (comity) envers le droit étranger si ce droit reconnaît le principe de confidentialité (privilège) aux communications entre le client et l'avocat ou encore l'agent de brevet, ce qui a pour effet d'étendre la protection du droit concerné aux Etats-Unis et inversement. Or, contrairement aux Américains, les professionnels français, japonais, danois etc. de la propriété industrielle ne bénéficient pas aux USA, comme leurs concitoyens avocats, de ce privilège. La décision de justice pour notre exemple français (4) est justifiée, car, en France, l'article 12-3 de leur règlement professionnel ne leur permet pas d'invoquer le secret professionnel devant un tribunal. Une décision semblable (5) avait conduit le législateur japonais à modifier, en 1998, le code de procédure civile, prévoyant désormais que les agents de brevet peuvent refuser, non seulement de témoigner devant les tribunaux, mais également de fournir leur correspondance. Concernant l'avocat algérien, on peut toujours discuter sur le niveau factuel de protection actuel de cette indépendance, que l'article premier (6) de la loi 91-04 du 8 janvier 1991 portant sur la profession consacre (7). Sans doute que l'Ordre des avocats a pour mission expresse de défendre ses membres, et que cet aspect corporatiste est la source de nombreux malentendus. La seule critique entendue jusqu'ici concerne la discipline qui ne serait pas assurée. Cela vient, d'une part, du fait que les avocats sont par profession peu enclins à punir, ou faire le policier et le juge et, d'autre part, parce que l'Ordre communique peu avec la société. Par exemple, pourquoi est-il resté en retrait par rapport à l'engagement de ses nombreux membres pour les droits de l'homme ? La critique limitée à l'absence de discipline me semble en tout cas peu justifiée, car les décisions de l'Ordre en sa qualité d'autorité administrative (gérant du tableau, article 43 alinéa 2 de la loi 91-04) et disciplinaire (gérant l'exclusion), qu'elles admettent ou excluent, punissent ou acquittent, sont susceptibles de recours devant la Chambre administrative. Le procureur a la possibilité d'agir en demande et en défense, et donc, si critique il y a, elle doit être aussi assumée par le parquet, c'est-à-dire le ministère de la Justice. En tout cas, cette critique ne peut justifier une atteinte à l'indépendance des avocats qu'une longue série de conventions internationales, résolutions et déclarations reconnaît comme une condition fondamentale pour un Etat de droit démocratique. En toutes matières, tout justiciable national ou étranger doit pouvoir compter sur les conseils et le soutien de son avocat en toute confiance, et à qui il doit pouvoir confier sans réserves des renseignements confidentiels. Il est de la nature même de la mission d'un avocat qu'il en soit le destinataire. Cela n'est possible que si le justiciable a la certitude que son avocat ne soit pas forcé à divulguer ces faits et documents aux autorités ou à toute personne détentrice du pouvoir. C'est une conséquence logique et naturelle que la défense sur laquelle on peut compter doit être assurée par un corps indépendant, lié par une obligation de secret professionnel (8). La garantie de confidence est la condition du rapport de confiance ; elle concerne le droit du client justiciable (9), à ne pas confondre avec celui de l'avocat mandataire qui reçoit l'information confidentielle. L'immunité du travail de l'avocat est un autre droit constituant une exception à la divulgation (documents créés en préparation d'un procès, notes, conclusions, opinions, versions préparatoires, théories juridiques soupesées par l'avocat). A la différence du droit du client, l'immunité du travail de l'avocat est un droit qui lui appartient en propre et bénéficie de la même protection. Le principe d'indépendance de l'avocat n'est donc pas un cadeau, il est une nécessité. La police judiciaire et l'administration fiscale ont, pour citer des exemples concrets, de nombreux privilèges pour obtenir des informations qu'elles peuvent chercher pour confondre les criminels. Mais elles n'auront jamais accès aux informations détenues par l'avocat de l'inculpé. Cette solution ne signifie pas que l'avocat est complice, ou qu'il soit assimilé à son client, comme on le fait souvent dans les sociétés non démocratiques (10), mais simplement que ce qu'apprend l'avocat par sa fonction requiert une protection légale plus forte que celle de l'argent public. Mieux vaut un coupable en liberté qu'un innocent en prison. L'avocat dispose aussi d'une immunité civile et pénale, tant pour son cabinet que pour toute déclaration faite de bonne foi dans des plaidoiries écrites ou orales ès qualités devant un tribunal ou une autre autorité. C'est ce qui ressort du 20e des principes de base relatifs au rôle du barreau adoptés par l'ONU. On a pu avancer qu'il faudrait limiter cette protection pour un juste équilibre entre ces droits et les exigences de l'application de la loi. Or, ces droits favorisent le processus d'application équitable et efficace de la loi. En d'autres termes, le droit du client et celui de l'avocat sont une caractéristique positive de l'application de la loi d'ordre public et non pas un obstacle à celle-ci. Ces droits existent indépendamment de leur revendication et ne sont pas subordonnés à l'existence d'un procès en cours ou même prévu au moment où les communications sont faites. Ils doivent pouvoir être invoqués lorsque le secret peut être menacé par quiconque exerce une quelconque autorité. Le droit algérien est loin de garantir ces droits, c'est pourquoi la réforme devrait les consacrer. Par exemple, le code de procédure pénale prévoit, en son article 45, au sujet de la perquisition faite « dans les locaux occupés par une personne tenue par la loi au secret professionnel », un comptable ou un médecin par exemple, que l'officier de police judiciaire a l'obligation de prendre préalablement toutes mesures utiles pour que soit garanti le respect de ce secret professionnel. En principe, les objets et documents saisis sont clos et cachetés, scellés avant d'être examinés. Aucune autorité (police, procureur, administration fiscale ou autres etc.) ne doit pouvoir les examiner. Mais la loi n'est pas claire sur ces points. Concernant l'avocat, la réforme devrait faire en sorte que les dispositions légales protègent son secret professionnel et prévoir des garanties tant dans le processus de délivrance du mandat de perquisition que dans son exécution. La perquisition est elle-même une exception aux principes fondamentaux les plus anciens de la protection de la vie privée, c'est pourquoi, elle doit, de façon générale, n'être acceptée qu'avec réticence et être strictement contrôlée. Selon l'article 80 de la loi 91-04, « le cabinet de l'avocat est inviolable. Aucune perquisition ne peut y être fait, aucune saisie opérée sans la présence du bâtonnier ou de son représentant et que ces derniers soient dûment et personnellement avisés. Les actes faits en violation des dispositions précitées sont frappés de nullité absolue ». L'accord et la présence du bâtonnier ou de son représentant pour une perquisition vise à respecter l'immunité et le droit à la confidentialité, sans frustrer la police de son droit de rechercher les preuves d'un crime allégué. En d'autres termes, seul le bâtonnier, ou son représentant, peut évaluer le secret professionnel de l'avocat lorsque cela est nécessaire et même dans un tel cas, on doit le faire de la façon la moins attentatoire possible. D'ailleurs, dans le cadre d'une enquête criminelle, le secret professionnel de l'avocat prend une autre dimension. Il fait face à l'Etat, qui est un contradicteur, de sorte qu'il revêt une importance plus grande encore. Une règle de justice de base veut que tout renseignement obtenu par l'Etat sans le consentement de son détenteur est un renseignement auquel l'Etat n'a pas droit, tout comme un aveu extorqué par la violence. Même en l'absence d'objection de l'avocat, pour quelque raison que ce soit (incompétence, maladie ou pure nervosité résultant de la perquisition dans son bureau etc.), il n'y a pas perte du droit. Je dirai plus. L'indépendance de l'avocat est autant individuelle que collective, car s'attachant au corps de la profession, une indépendance des Ordres des avocats et de leur union nationale. Les ordres dirigés par des organes (Conseil de l'Ordre et bâtonnier (11) sont exclusivement composés d'avocats élus par des membres de la profession. Ils symbolisent l'indépendance collective. Ce sont des organismes de droit public institués par la loi afin de promouvoir un intérêt général et d'édicter des règles à caractère éthique. Ces organes ont la garde et la maîtrise du tableau de l'accès à la profession, et une prérogative disciplinaire qui va jusqu'au pouvoir d'exclure (article 43 de la loi 91-04) un pouvoir exercé sous le contrôle a posteriori de la chambre administrative de la cour (article 20 de la loi 91-04). C'est l'expression la plus aboutie de l'indépendance collective de l'avocat dont les représentants sont libres d'admettre ou refuser, dans les limites de la loi, l'accès au statut d'avocat. Ils sont investis de prérogatives de puissance publique et disposent du pouvoir réglementaire avec prise en considération l'intérêt général et les intérêts des justiciables, du pouvoir de juger (pouvoir disciplinaire), et d'une manière générale, du pouvoir de contrôler le comportement des membres. (A suivre) Notes de renvoi : 1) L. Ed. Pettiti, Gazette du Palais, 20 novembre 1977, dans Mélanges Pettiti, Brylant, pp. 60-61. 2- Canada Attorney General v Law Society (British Columbia), sub nom. Jabour v Law Socieiy, 1982, 2 5CR. 307. 3) George D. Finlayson, Self-Government and the Legal Profession - Can it Continue ? (1985), 4 Advocates' Socîety Journat il. 4) Cour fédérale, district Sud de New York, 2 avril 1998 et 28 avril 1999, affaire Bristol-Myers Squibb ci Rhône-Poulenc Rorerme. (1996), Procès en déclaration de non-contrefaçon de brevet. 5) Cour fédérale, district Sud de New York, Alpex Computer Corp. v. Nintendo Go. (1992). 6) Journal officiel 2 du 9 janvier 1991, pp. 24 et s. 7) La loi portant sur la profession d'avocat vise les seuls textes nationaux (Constitution et lois), omettant les engagements internationaux de lEtat que la loi reconnaît dans le corps du texte, par exemple article 6, ainsi que la coutume internationale obligatoire. 8) Principes de base relatifs au rôle du barreau adoptés par le 8e congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants (La Havane, Cuba, du 27 août au 7 septembre 1990). Principe 22 : Les pouvoirs publics doivent veiller à ce que toutes les communications et les consultations entre les avocats et leurs clients, dans le cadre de leurs relations professionnelles, restent confidentielles. Ce principe est exprimé par les articles 76 (5) et 79 de la loi 91-04. 9) La question du titulaire de ce droit peut se poser dans le cas d'une personne morale et dans le cas où la personne qui invoque le droit n'est pas la même que la personne auteur des communications avec l'avocat (groupe de clients). Les dirigeants d'une société et également tout employé ou agent représentant la société peuvent invoquer le droit pour les communications incidentes à une demande d'avis juridique. Il y a aussi communauté d'intérêt dans le cas des groupes de sociétés si elle porte sur un domaine juridique et non simplement technique, financier ou commercial. Si le groupe de clients poursuit un objectif identique, chaque client peut invoquer le droit pour les communications, non seulement entre ce client et l'avocat, mais encore entre tout autre client du groupe et l'avocat. 10) Principes de base relatifs au rôle du barreau, principe 18 : n. 11) La loi utilise ce terme « bâtonnier » sans probablement en connaître l'origine. Mort en 326, Nicolas devient un saint de l'empire byzantin dans sa lutte contre l'Islam. Chacun des miracles qu'on lui prêtait faisait de lui le saint patron d'un métier ou d'une catégorie de la population. Au XIIIe siècle en France, le représentant de la profession des avocats portait dans les processions un bâton surmonté de la statuette de Nicolas, d'où l'origine du terme bâtonnier.