C'est à l'occasion des festivités du Mawlid Ennabaoui que les mélomanes mostaganémois ont découvert avec grande émotion un nouveau mode d'interprétation dans la musique andalouse. En effet, sous la conduite du prodige Benbouziane Djillali, le grand orchestre du Nadi El Hillal, a présenté au public, réuni au siège de l'association, une mixture langoureuse et subtilement enjouée entre les modes ghrib et sika. Il est vrai que sous l'effet de la surprise, rares furent les présents à distinguer aisément la transgression. La grande prouesse que viennent de réaliser les musiciens du Nadi réside dans le choix des liaisons qui assurent, de manière totalement harmonieuse, la jonction entre les deux modes. A tel point qu'on se laissera volontiers bercer par la douceur et la vivacité qui caractérise souvent le genre andalous. Où les morceaux sont subtilement agencés pour permettre aux mélomanes d'adhérer à l'invite, uniquement par le charme langoureux qui émane de cette musique. C'est pourquoi il est généralement reconnu à la musique classique arabe depuis Cordoue et Séville jusqu'à Tunis ou Baghdad de s'offrir sous plusieurs modes qui sont autant de haltes dans la vie de la Cité. C'est ainsi qu'après avoir à jamais perdu l'Andalousie, les Morisques n'emporteront dans leur inconsolable douleur que les différents modes que l'on estimait à 24 - soit un mode pour chaque heure de la journée- dont ils ne subsistent que 12 modes que se partagent parfois sans concession les écoles de Fez, Tlemcen, Alger, Constantine et Tunis. Face à l'insoutenable répression qui s'abattra sur les 300 000 Morisques d'Andalousie entre les XVe et XVIe siècles, ils furent contraints de tout abandonner et de quitter dans un indescriptible exode, rendu inéluctable après que 30 000 d'entre eux furent vendus comme esclaves - acte abject que l'historien Bernard Vincent qualifiera de premier crime contre l'humanité- qui ne leur laissera aucune alternative que de se convertir ou de s'exiler. Dépecés de leurs biens et aussi de leurs enfants, abandonnés par les royaumes barbaresques du Maghreb, oubliés par la porte Céleste, dont le maître était surtout préoccupé par la prise de Chypre, les musulmans d'Andalousie auront l'insigne mérite - qu'il faudra bien sanctifier un jour- de ne rien renier de leur foi et d'avoir réussi le tour de force de transmettre énormément de savoir-faire, mais aussi d'avoir conservé pas moins d'un douzaine de noubas qui font encore référence dans la musique universelle. C'est à ce titre que le travail qui vient d'être accompli par les artistes du Nadi El Hillal de Mostaganem mérite une attention particulière. Une sublime impertinence D'abord de la part des maîtres incontestés de l'andalous, à l'image des Algériens Moulay Benkrizy, Ahmed Serri, Hadj Fergani, Mohamed Khaznadji, Toufik Bestandji et Kaddour Darsouni, auxquels il serait judicieux d'adjoindre le Libyen Hassen Laribi qui est en charge du département musique à la ligue arabe ainsi que Mohamed Ba-Jdoub, le Marocain qui aura, avec l'accord de feu Mohamed Raïs, introduit de subtils arrangements dans les noubas afin, disait-il, de les faire apprécier du jeune public. Une initiative qui mérite également d'être méditée. Mais la sublime impertinence, que vient de réaliser le talentueux Benbouziane Djillali avec le concours des professionnels du Nadi, constitue une formidable avancée dans la réécriture ou la réappropriation de cette musique sacrée. D'abord, et notre musicien s'en défend dignement avec sa légendaire humilité, il n'y a aucun apport qui ne soit parfaitement conforme à la nouba classique traditionnelle. Ensuite, il tiendra à préciser que ce travail de longue haleine, qui est le fruit d'une très longue cogitation, ne se départit à aucun moment de la fidélité à l'école de la çanaâ algéroise qui est également celle dont se réclament les ensembles musicaux de Mostaganem. En effet, comme il le soulignera à l'intention d'El Watan, cette nouvelle mixture ne fait qu'emprunter toutes les passerelles qui existent à travers les différents modes. Ce qui permet au mélomane averti de se fier à son instinct et de suivre les musiciens à travers le subtile dédale qui permet de glisser d'un mode à l'autre, sans aucune fausse note. La transition est tellement habile parce que réellement harmonieuse qu'il est pratiquement impossible à un profane d'en soupçonner les moindres nuances. C'est pourquoi, à la fin du concert qui aura duré 40 minutes, rares seront ceux qui auront saisi la portée réelle de l'événement musical auquel ils venaient d'assister. Bien qu'il s'en défende, le jeune Benbouziane vient de réaliser une véritable performance en passant sans anicroches du mode ghrib au mode sika. Dans les nombreux khlassate qui ponctuent la nouba, il n'hésitera pas à nous promener entre les modes sika et ghrib pour ensuite revenir au sika, sans jamais chavirer. Parmi les solistes et les musiciens qui l'accompagnaient, on notera la très prometteuse et insouciante Sara Nouara (une étudiante en sciences agronomiques) dont la chaude et juvénile voix autorise toutes les extravagances. Il est vrai qu'elle sera assistée par l'imperturbable assurance de sa voisine Imane Hanifi et d'un redoutable ténor que ce jeune Djamel Kebaïli dont les multiples intonations dénotent d'une réelle érudition. Pour cette première, le président du nadi, qui jubilait dans une religieuse discrétion, pouvait également compter sur une quinzaine d'instrumentistes tout aussi valeureux avec la présence à l'orgue de Harrag Kaouder - dont la disponibilité n'a d'égale que cette maîtrise parfaite qu'il met gracieusement au service de ses jeunes partenaires- ainsi que du plus talentueux flûtiste du genre, le très courtois Belkacem Bentami, dont les langoureux istikhbar n'apportent que douceur et volupté à cette somptueuse nouba. Une nouba qui pourrait être la 13e du genre. Qui sait ?