Un sentiment de rénovation culturelle et d'espoir nous a effleuré lors de deux superbes spectacles insolites, œuvres musicales (digne de nom) de la musique classique arabo-andalouse, donnés en l'espace d'une année au théâtre de Annaba. Théâtre plein à craquer de mélomanes confirmés, de chouyoukh de la ville, d'anciens élèves du professeur Bouchema Hsen(1) du conservatoire, jadis Bône, d'amateurs désireux de découvrir la musique classique andalouse, enfin les nostalgiques de ce genre de musique ont tous passé d'agréables moments. Par le premier concert, on a eu l'occasion d'écouter par enchantement une noubat (edhil), interprétée par l'Ensemble algérien de musique andalousienne, représentant les trois écoles classiques algériennes, Cordouane sanaâ d'Alger, Ghernatia de Tlemcen et de Séville, le malouf de Constantine. En effet, sous la direction du prodigue Rachid Gherbas, musicologue, compositeur et pédagogue, l'orchestre national a présenté au public bônois un cocktail langoureux et subtilement enjoué entre les trois écoles. La performance réalisée par les membres de l'orchestre, largement visible, s'explique par un minutieux travail de recherche et de conception qui a donné lieu avec un art consommé et savant, à des enchaînements tant rythmiques que modaux entre les trois écoles. Cela, tout en veillant scrupuleusement au respect de la structure de la nouba. Les musiciens passaient d'une école à une autre. Avec une finesse et aisance la plus naturellement artistique, tout en gardant le cachet original de chacune. Par ce délicat travail de composition et de restauration insufflés par le dirigeant, ce dernier a réussi à donner un éclairage national à cette merveilleuse architecture millénaire qui est la nouba. Il en ressort que le chef d'orchestre n'a pas manqué de génie et d'imagination à se faire assister et à donner l'occasion gracieusement aux virtuoses de chaque école d'exprimer leurs talents. Ce sont d'authentiques et exceptionnels artistes, à l'image de Rabah Khettat de Constantine, cheikh Zerouk Mokdad d'Alger et Belkacem El Goul de Tlemcen, malheureusement bien souvent relégué injustement au second plan. Par le deuxième spectacle, on découvre cette fois-ci un nouveau mode d'interprétation et, tenez-vous bien, que c'est la première de cette importance dans l'histoire de la musique andalouse algérienne. C'est une nouveauté, une composition type « d'opéra » appelée Le Fou de Grenade, une création amplement inspirée du Fou d'Elsa d'Aragon(2). Rachid Gerbas accompagné de son orchestre Albaycin(3) de Bourges, sur un fond d'une douce et première nawba contemporaine, a pu non seulement restituer une couleur originale à ce poème (sachant que cette œuvre est exprimée dans une langue qui n'est pas d'origine), mais il a su en outre magistralement mettre en relief le respect des enchaînements techniques de la nouba traditionnelle. C'est une fusion particulière entre la musique arabo-andalouse et le poème de Louis Aragon, en mettant en valeur et en magnifiant deux versants supposés inconciliables de deux expressions culturelles superficiellememt divergentes. Nous sommes bien loin du concept mercantile (appât du gain) et infime méprisant du pseudo métissage culturel de la World Music. Par ces compositions, notre artiste cherche certainement à dépoussiérer notre belle musique andalouse, d'ouvrir le débat et de tenter d'autres perspectives tout en conservant jalousement la manière particulière et classique d'interprétation musicale. A travers des musiciens cosmopolites de l'ensemble Albaycin, il cherche aussi à renouer avec l'esprit universaliste, premier de notre musique ancestrale, et à rétablir la passerelle originelle, qui fut la source principale et vitale de la richesse intellectuelle et scientifique d'El Andalous. L'Andalousie musulmane qui a su magnifiquement s'abreuver de tous les apports en les faisant sien, à la fois entre les personnes, les religions et les différentes cultures. Assister à de pareilles pièces musicales andalouses est une véritable invitation au voyage sans passeport et sans visa. C'est être fier de revisiter l'histoire de notre patrimoine musical, qui nous permettra de mieux apprécier et de restituer le travail de ce musicologue à la place méritée. En effet, notre musique andalouse remonte à la période qui se situe entre le VIIIe et le XVe siècles. Son ancêtre est la musique arabe influencée elle-même par des vieilles cultures grecques, de l'ensemble de la Turquie (l'Asie mineure) et des Perses. D'ailleurs, certains modes gardent à ce jour leurs noms persans, tels que seh-gah (seika), tchahr-gah (jerka). La musique arabe prospéra sous la dynastie des Omeyyades aux VIIe et VIIIe siècles et connu son âge d'or de la Syrie à l'Espagne andalouse, sous le règne califat des Abbassides (750-1258). L'Andalousie (le nom arabe de l'Espagne était l'Andalou) exerçait une influence notable sur la musique européenne du haut Moyen-Âge (entre le Ve et Xe siècles), comme en témoignent les instruments utilisés dans la musique populaire en France et en Espagne (luth, rbeb, canon), qui sont pour la plupart des instruments arabes. A partir du règne du calife Haroun Al Rachid (célèbre dans Les Mille et Une Nuits) à la fin du VIIIe siècle, deux musiciens marquèrent la théorie et les pratiques musicales en perfectionnant le système tonal et modal de l'école de Baghdad, à savoir Ibrahim El Mawssili (743-806) et son fils Ishaq (767-850). Cordoue, alors l'une des capitales de l'Espagne musulmane, fut un foyer de la musique arabe médiévale. Ziryab persan, élève brillant des mawssili, arriva en 822 à Cordoue et assurera une évolution propre de la musique arabe qui se perpétuera plus tard dans les grandes cités du Maghreb, Fès, Tlemcen, Alger, Constantine et Tunis. De là, naît l'actuelle musique arabo-andalouse déposée sur le long de la rive de la Méditerranée de Fès à Tunis, et ce, après la dernière prise (chute) du royaume de Grenade (en 1492 par les rois cathodiques). C'est la raison pour laquelle on retrouve souvent les mêmes structures musicales (mélodies et modes) et les mêmes textes qu'à Fès, en Algérie et en Tunisie. Sont différentes uniquement par l'influence dialectale, environnementale et mode de vie. Ziryab, compte tenu de son niveau culturel remarquable, a bien assigné à la musique arabe un rôle psychique et thérapeutique, exprimé par les différents modes mélodiques (maqâms) d'où la naissance du système modal (babouaâ) et orchestral des 24 noubats. Al Farabi et Avicenne (Ibn Sina) ont élaboré leur propre théorie musicale en leur qualité de théoriciens du Xe et XIe siècles. A ce propos, il y a une tradition qui fixe les heures d'interprétation des noubats en fonction des influences sur l'humeur que communique l'orchestre de gaieté ou de mélancolie (appelé tarab). A l'est de l'Algérie, par exemple, dans les fêtes, les noubats sont interprétées, plus ou moins, selon l'ordre suivant : Noubat raml el maya s'interprète entre 20-22 h, l'h'sine 22 h et minuit, edil 23-1 h, zidane minuit-2 h, rasd eddil 2 h30-3 h 30 et el maya 3 h30-5 h. Par un rite cérémonial, l'orchestre profite d'un repos (long entracte de 6 heures) et les musiciens reprennent leurs instruments en présence uniquement des amis intimes à la famille organisatrice de la fête (la reprise appelée maquial) entre 11-13 h noubat el mezmoum, 14-16 h sika et enfin entre 18-20 h noubat el raml. Ainsi, à travers les œuvres musicales de Rachid Guerbas, on retrouve quelque part une gratitude et une continuation à sauvegarder cet art séculaire, à l'image des interprètes incontestés des trois écoles de Tlemcen, d'Alger et de Constantine, tels que cheikh El Arbi Ben Sari, Abderezak El fakhardji, Dahmane Ben Achour, Abdelkrim Dali, Ahmed Serri, Mohamd Khasnadji, Cheikh Mohamed-Tahar Fergani, Mohamed El Kourd, Hassan El Annabi, Darsouni et Reymond. Nous encourageons vivement notre artiste de continuer à servir si magistralement notre musique et de poursuivre à nous charmer de ses compositions et travaux de recherche. Certes, la réhabilitation éclairée de notre patrimoine musical n'est pas une tâche facile à assumer dans un milieu où trop souvent l'ignorance et l'appât du gain sont de notoriété et ont conduit certains à faire la sauvegarde du patrimoine un fonds de commerce et une forteresse gardée ! En conclusion, nous ne pouvons que saluer cette initiative ambitieuse de madame la ministre et à lui savoir gré d'avoir su faire appel à une telle évidente compétence algérienne attachée à notre mémoire ancestrale et qui cherche sérieusement, à notre avis, à redorer le blason de notre prestige culturel et historique tout en l'inscrivant dans l'universelle modernité. Notons que nous sommes persuadés qu'aujourd'hui il y a bien des citoyens algériens qui commencent à reprendre conscience de la nécessité d'une vie culturelle. Notes de renvoi (1) Bouchema Hsen Annaba (1918-2000), professeur de musique, a donné une solide formation académique ainsi que andalouse aux élèves de l'époque (1960-1980), qui sont aujourd'hui de véritables virtuoses à l'échelle nationale et internationale, à l'image de Kamel Labbaci évoluant au sein de l'orchestre d'Enrico Macias et d'autres. (2) Louis Aragon, écrivain français, qui a publié en 1963 le poème Le Fou d'Elsa. L'œuvre comporte : Grenade, Chant du madjnoun, Vie imaginaire du wazir, La veille où Grenade fut prise et La grotte. (3) Orchestre albaycin, ensemble de brillants musiciens évoluant en France de différentes origines, de nationalités et de cultures. Emprunte son nom au célèbre quartier de Grenade qui contemple l'Alhambra (résidence du XIIIe et XIVe siècles des souverains arabes à Grenade avec de très beaux jardins).