Loin, aujourd'hui, est la guerre civile qui a ravagé pendant 15 années le Liban. Même si l'odeur de la mort rôde toujours dans les quartiers les plus reculés de Beyrouth, les anciens démons se cachent toujours en attendant des « jours meilleurs ». Mais rien n'empêche le désir de vie de se manifester ouvertement dans une ville méditerranéenne qui brille d'espoir et de savoir-faire. Beaucoup de choses ont changé durant les dernières années. El Hamra, artère vitale et mythique et aussi commerciale de Beyrouth, a changé de fond en comble. Propre et imposante, même si le nouveau Down Town de la ville s'est glissé tout doucement vers la place de la liberté, l'ancienne place des canons ou Sâhat El Bordj. El Achrafia, elle aussi, a fleuri de mille couleurs et le musée a retrouvé sa vie d'antan, entouré d'arbres millénaires qui s'élancent toujours vers un ciel qui descendit d'un cran pour être mieux à l'écoute des autres et mieux entendu. C'est dans cette ville mythique que vivent deux femmes, écrivaines algériennes, très médiatisées dans le circuit littéraire et très présentes par leurs activités littéraires et journalistiques. Toutes deux habitent la Montagne de Beyrouth (Al Djabel), si haute, si belle et si luxueuse par ses habitations, ses restaurants et sa végétation. Ces deux écrivaines ont défrayé la chronique par leur courage et par cette Algérie qu'elles portent en elles, puisqu'elles sont les premières à savoir « qu'on peut exclure un homme d'un pays mais jamais un pays d'un homme ». C'est leurs cas par excellence. Il y a tout d'abord Ahlam Mosteghanemi, (née en 1953 à Constantine) qui a choisi le Liban comme demeure en suivant son mari le grand journaliste Georges Errassi, homme de grande qualité, très attaché par ses écrits à l'Algérie. Ahlam a commencé à écrire pendant les années 1970. Ses deux recueils témoignent de son grand courage et son talent : Au havre des jours et L'écriture dépouillée. Rien ne cache la beauté des mots, ni la laideur de l'hypocrisie ni les auréoles du mensonge. Ahlam est aujourd'hui une figure emblématique de la nouvelle tendance littéraire algérienne de langue arabe. Avec sa trilogie romanesque Mémoire de la chair, Le désordre des sens et Un amour furtif, elle s'est imposée dans le circuit littéraire arabe au-devant de la scène comme un phénomène littéraire des plus brillants des dernières années. Son premier roman, qui dit la douleur algérienne avec tous ses soubassements, a fait couler beaucoup d'encre comme tous les best-sellers sans pour autant diminuer de sa valeur. Plusieurs fois piraté dans des éditions fantoches, ce qui a contraint Ahlam à monter sa propre maison d'édition ; mais il est très difficile de contrôler l'incontrôlable. Elle a fini par céder et retourner vers son éditeur qui l'a lancée dans la voie du roman, docteur Souheil Idriss, le Gallimard du monde arabe. Je reviendrai sur cet homme qui a donné beaucoup à la littérature arabe moderne et surtout à la littérature algérienne. Quand celle-ci fut réduite au silence, plusieurs de nos meilleurs écrivains arabophones, toutes générations confondues, ont retrouvé refuge chez lui : Benhaddouga, Ibrahim Saâdi, Yasmina Salah et bien sûr Ahlam, qui avec Fadhila El Farouk et d'autres ont accepté la douleur de l'exil sans céder d'un iota aux tribunaux d'inquisitions des années 1990. Même si s'exiler était synonyme de « mourir un peu, rester c'était mourir beaucoup (§ R. Mimouni) ». Elles ont accepté de mourir à chaque moment, à chaque information macabre, et à chaque édito d'un quotidien perdu dans les kiosques d'une Beyrouth qui n'offrait comme garantie que l'éloignement et l'absence. Après avoir fait son deuil à travers sa trilogie, Ahlam prépare aujourd'hui un nouveau roman qu'elle remettra prochainement à Dar El Adâb. Il porte un titre très révélateur : Le noir te convient si bien, où l'amour s'installe comme un roi, et la guerre avec son visage hideux cède la place au rêve. Même si cette question dévoreuse est toujours là, peut-on se détacher de sa peau si fragile et d'une blessure béante enfouie en nous ? Ahlam nous le dira dans son prochain roman très prometteur. La deuxième, c'est la jeune écrivain Fadhila El Farouk (née en 1967 à Arris) qui trace sa voie à l'encre invisible et insaisissable. Une révélation littéraire des dernières années. Le hasard a voulu qu'elle aussi se retrouve au sommet de la montagne de Beyrouth, à Roumia. Son recueil de nouvelles : Un laps d'amour et ses deux romans : Tempérament d'une adolescente et l'alphabet de la honte ont laissé beaucoup d'échos dans la presse libanaise et les chaînes de télévision arabes. Dans ses romans surtout, Fadhila laisse s'échapper les amertumes d'une vie volée et violée et une enfance qui refuse à chaque moment de grandir tant qu'elle n'a pas réglé tous les antécédents que la vie lui a imposés. Et c'est l'Algérie en pleine mutation qui est toujours la toile de fond de son écriture, le courage des ancêtres, la guerre contre les civils, les femmes et les enfants qui se battent contre la machine de guerre, mais aussi l'Algérie des hommes et des femmes courageux, restés debout malgré la mort silencieuse qui fondait dans leur tasse de café ou sommeillait dans leur lit. A aucun moment, Fadhila n'a perdu de vue ce regard lucide et humain, malgré la crasse qui entoure un pays voué, malgré son présent difficile, à un avenir rayonnant. Fadhila fait partie de cette nouvelle génération d'écrivains que la guerre a mûris trop tôt, même si son regard d'enfant reste figé sur des questions ontologiques, parties à jamais, ne trouveront jamais leur réponse. Sans d'ailleurs se priver de ce sourire ironique et moqueur, toujours présent entre les dents des petites phrases, même dans les moments les plus suffocants. Dans le café Star Bucks, en pleine avenue d'El Hamra et en pleine montagne, dans le magnifique restaurant Bordj El Hamam (le pic des pigeons), Fadhila n'a cessé de me répéter avec amertume : « Oui, c'est difficile de se détacher d'une terre. Un pays, ce n'est pas seulement une marque comme un parfum, c'est plus. C'est cette peau sans laquelle ce même parfum n'aurait aucun sens. Il m'arrive de pleurer et de rêver et même de déprimer par cette absence si absurde, mais il m'arrive surtout d'écrire et c'est le plus important. » Ces petites phrases traversent de fond en comble la matrice de son œuvre, on les retrouve dans la bouche de la narratrice, Tawfiq Abdeldjalil, Habib, Yamina, Yacine ou Nacerdine, etc. Une liberté sans fin de dire l'indicible : l'amour dans les trois langues (l'arabe, le chaoui et le français) qui transmettent ce désir divin et ce parfum d'Arris qui fleurit constamment en elle. Quand j'ai parlé à Fadhila de sa compatriote, qui elle aussi a beaucoup écrit sur Arris, Yamina Mechakera et ses conditions de vie difficile, j'ai vu se tracer dans le fond blanc de ses yeux, éclaircis par la lumière du jour et d'un nuage trop blanc, qu'elle touchait du bout de ses doigts, une vieille larme qui résistait longtemps avant de se relâcher sur ses joues d'enfant. Puis, elle sortit son roman et lit : « Les romans sont le langage de l'invisible. Yamina est en moi : il y a toujours dans la vie quelqu'un qui nous ressemble et qu'on finit par rencontrer » (Tempérament d'une adolescente p.170). « Yamina s'est tue. Il fallait qu'elle apprenne à le faire. C'est le seul lègue dans notre pays, qu'on n'oublie jamais de transmettre. » (L'alphabet de la honte p. 95) Fadhila, aujourd'hui, attend la sortie de son dernier roman, sous presse dans la prestigieuse maison d'édition Dar Erraïs, avec un titre révélateur : Le désir fuyant et un quatrième roman (La mille deuxième nuit) qu'elle bouclera prochainement et dont la sortie est programmée en 2006. Dans ce dernier roman, Schéhérazade, qui ressemble beaucoup à Fadhila, ne se plaindra pas de Schéhérayar, elle n'hésitera jamais à parler de son périple jusqu'à écorcher la fausse pudeur des intimités et l'hypocrisie des vieilles assurances. Peut-on parler de fermentation littéraire et d'exil oriental, cela ressemble beaucoup à cela. Il y a une certaine odeur de perte qui se manifeste dans le langage de ces deux femmes atypiques. Certes, la langue, les mœurs et un certain rythme de vie semblable au nôtre attisent le sentiment d'exil, mais rien n'empêche de sentir cette absence d'essence qui leur fait face dans les grands moments de déprime et de solitude. Peut-être que l'arme de l'écriture chez Ahlam et Fadhila permet de créer ce beau monde parallèle qui leur permet de vivre dans le mal des mots, la tête haute, dans les nuages de l'imaginaire et les pieds enracinés dans les vagues d'un alphabet qui ressurgit de partout comme les premiers éléments d'une vie possible, belle et qui reste toujours à imaginer. C'est une joie de les connaître, c'est un bonheur de les lire.