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Beyrouth : La bataille des grues
Seize ans après la fin de la guerre civile
Publié dans Liberté le 05 - 02 - 2006

Renaissant héroïquement de ses décombres, Beyrouth affiche une “boulimie” immobilière exceptionnelle. Après la guerre des rues, celle des “grues”…
En très peu de temps, la capitale libanaise redevient la rose du Moyen-Orient, qu'elle a toujours été. Toutefois, dans ce tableau idyllique demeure une tache : la politique de reconstruction du centre-ville par Solidere. C'est beau, c'est chic, mais ça manque d'âme. Où est donc passé le Beyrouth d'antan ? s'interrogent les nostalgiques.
Je flâne dans les rues de Beyrouth et ses splendides avenues en me demandant s'il s'agissait bien de la ville qui alimentait les actualités de mon enfance, tant son visage a changé. C'est un Beyrouth très chic, très fric, très fashion, très business, très banques, sociétés d'assurance, supermarchés, grosses marques, voitures dernier cri, filles 24 carras, déco scintillante de Noël… On se croirait carrément dans une grande métropole occidentale tant la capitale libanaise respire la beauté, le confort, le savoir-faire, la propreté... Une véritable gageure que le pari de rebâtir une ville détruite à 80% par la guérilla intercommunautaire des années 70-80 avec une telle maîtrise des standards urbanistiques les plus modernes.
Et ça n'arrête pas. Partout des chantiers, des immeubles qui poussent, des tours ultramodernes qui montent, des grues, des grues, des grues. Partout, un enchevêtrement de grues. Des bras métalliques géants qui semblent s'escrimer dans le ciel. Ma foi, après la guerre des rues, c'est la guerre des grues. Les bâtiments portent tous, évidemment, la griffe de Rafik Hariri et son… “bras en béton armé” : Solidere (Société libanaise de développement et de reconstruction). De grands ensembles flambant neufs, où la vieille fleuriste du coin, le vendeur de hommoss ou encore le petit boutiquier ou le petit libraire de naguère n'ont plus droit de cité.
Le veto des architectes
Rana Haddad et Pierre Hage-Boutros sont tous les deux architectes et professeurs d'architecture dans la prestigieuse Université américaine de Beyrouth. J'ai connu Rana grâce à Sofiane Hadjadj. Autour d'un café au Wimpy, un salon sympathique de la rue Al-Hamra, mes hôtes m'ont aimablement brossé un tableau récapitulatif du processus de reconstruction de Beyrouth et l'esprit qui a présidé à cette énorme tâche.
D'emblée, ils ne cachent pas leurs ressentiments à l'endroit de la tentaculaire Solidere et sa politique de reconstruction, un mécontentement qui est loin d'être, au reste, confiné au seul cercle des architectes, urbanistes et autres initiés.
On peut le dire sans trop de risque de se tromper : la majorité des Beyrouthins ne se reconnaissent pas dans le nouveau visage donné à leur ville. De centre vivant, grouillant, festif, cosmopolite et, surtout, fondamentalement “populaire”, le cœur de Beyrouth n'est plus qu'un ennuyeux quartier d'affaires au luxe surfait, même en se parant des atours les plus attrayants.
“Il y a eu quelque chose comme 391 immeubles rasés. La bataille du foncier a été féroce à Beyrouth”, affirme Rana Haddad. “Il font tabula rasa de tout ce qui est ancien pour récupérer de nouvelles assiettes”, ajoute-t-elle. Rana confie : “Ma mère a mis un an et demi avant de se décider à descendre au centre-ville tant elle appréhendait les transformations des lieux qui lui étaient si familiers, comme ce très beau café nommé Cosmos qui a été complètement dénaturé.” Boutiques de mode, show-rooms pour grosses cylindrées, banques, ou encore le très “in” Virgin Mégastore, voilà ce qu'est devenu l'ancien centre-ville. Quand on se promène du côté de la très cossue Sahat Nedjmé, la place de l'étoile, on se croirait dans un ersatz de quelque quartier guindé parisien. “Ils ont fait un truc années trente de style ottoman qui était lui-même une réplique à l'orientalisme français de la fin du XIXe siècle”, analyse Pierre.
“Avant, le centre-ville de Beyrouth était populaire : il y avait un marché de fruits et légumes, des poissonniers, des vendeurs de babioles, de bijoux traditionnels, il y avait aussi des prostituées… Aujourd'hui, ils en ont fait un truc chic pour une tout autre clientèle. Il y a un tas de petits boutiquiers qui ont été chassés de là, et qui n'ont jamais été indemnisés”, dit Rana. Pierre : “Il ont monté un ensemble soi-disant moderne : un quartier d'affaires doublé d'un centre touristique et d'un centre des arts.” Et de souligner : “Avant, le centre-ville autour de Sahat Al Chouhada était un centre a-communautaire. C'était un lieu ouvert, le seul territoire vraiment laïc, citoyen et déconfessionnalisé de Beyrouth. Par le passé, les chefs des communautés s'y retrouvaient pour prendre des décisions qui engageaient le sort de tout le pays.”
La nouvelle “ligne verte”
Pour eux, l'écart ne fait que se creuser entre les riches et les pauvres, et cette politique de reconstruction, qui a carrément évincé les classes moyennes beyrouthines, n'a fait qu'aggraver les choses. “On avait Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest séparées par une ligne de démarcation incarnée par la rue de Damas. Curieusement, aujourd'hui, avec le projet de Solidere, ce même découpage est maintenu mais entre deux nouveaux blocs : les riches d'un côté et les pauvres de l'autre. Le Libanais moyen est une entité en voie d'extinction tant la vie est chère à Beyrouth. Nous payons tout double : eau, électricité, avec les coupures, les générateurs, tout ça. On est obligé de faire deux à trois boulots pour pouvoir joindre les deux bouts.”
Il faut dire que les choses se sont passées très vite. Les Beyrouthins ont été pris de court. Il n'y a pas eu de vrai débat sur l'orientation que devait prendre un tel chantier. “Il y a eu un semblant de débat entre promoteurs d'un côté et nostalgiques de l'autre, et chacun a trouvé son compte : les promoteurs immobiliers ont eu les marchés et les nostalgiques y ont trouvé une occasion pour pleurer le vieux Beyrouth”, ironise Pierre Hage-Boutros. Pour eux, on aurait tort de confiner le débat dans le club très restreint des techniciens.
Et pour cause. Ce ne sont pas les architectes qui “fabriquent” les villes mais leurs habitants. “Une ville, ce ne sont pas les architectes qui la font mais les gens qui y vivent. C'est à eux d'en faire ce qu'ils veulent. Il faut que les gens se réapproprient la ville”, plaident-ils. Rana et Pierre en sont venus à presque “boycotter” ce territoire sans âme. “Avant, on y allait un peu en touristes. C'est un lieu qui avait une espèce d'extraterritorialité qui nous donnait l'impression de partir ailleurs. Maintenant, on n'y va plus ou beaucoup moins”, fait Pierre. Rana renchérit : “Alors, là, surtout pas en été. De juillet à septembre, c'est envahi par les nababs du Golfe.”
Jeu de mémoire
Dans une tentative de connecter ses jeunes étudiants à leur ville, une ville qu'ils ne connaissent pas au fond pour n'avoir pas vécu la guerre, Pierre lance un jeu de mémoire fort ingénieux : il choisit sept lieux et demande à sept étudiants de les retrouver dans le Beyrouth new look : anciens cafés, anciens cinémas, de vieux restaurants… Des lieux comme Zahra, Cosmos, Parisiana, Dounia, Hadj Daoud, Automatic … “J'ai demandé à chaque étudiant de retrouver tel endroit et de raconter son histoire.” Et c'est ainsi que ces mômes sont allés recueillir les récits de leurs parents. La mémoire s'est alors mis à balbutier, à rejaillir, à trembler…
Et c'est comme ça qu'un dialogue a pu être enclenché entre les jeunes et leurs parents à propos de leur ville, une ville bicéphale dont une génération détenait la clé, les codes, les cris, l'autre pas. “C'est à partir de là que l'histoire s'est véritablement déclenchée, qu'il y a eu un déclenchement de la mémoire”, dit Pierre. Cela nous renvoie de plein fouet à la problématique de reconstruction des espaces urbains détruits par la guerre, en somme, à une espèce d'architecture post-traumatique.
Rana, qui a fait un travail autour de la rénovation de la ville de Rotterdam (Pays-Bas), s'est dit impressionnée par la façon dont les jeunes Rotterdamois ont récupéré le centre-ville en le squattant, tout bonnement, au lieu de se complaire dans une posture “nostaligisante”, laissant le soin à leurs parents de pleurer sur les ruines. “Pour nos parents, c'est un coup très dur, mais les jeunes doivent un jour ou l'autre se réapproprier ces lieux et les investir comme l'ont fait les jeunes de Rotterdam après que leur ville eut été dénaturée.”
Car, pour l'heure, le nouveau centre-ville tel que conçu par Solidere, s'il est grand, chic, beau, tout ce qu'on veut, demeure un lieu terne. “C'est un lieu qui n'a rien d'urbain, au sens contemporain du terme. On n'y vit pas, c'est un lieu tristement vide alors qu'avant, ça grouillait”, observe Rana, faisant sienne une devise chère aux architectes : “Practise of everyday life.” (L'invention du quotidien).
Solidaires contre Solidere
Agora fédératrice, Sahat Al Chouhada a perdu cet aspect depuis qu'elle a basculé du côté des nantis. Aussi, lorsqu'il y a eu les fameuses manifs du 14 mars, qui ont vu déferler sur la ville plus d'un million de personnes de toute origine, d'aucuns y ont vu une manière de vouloir se réapproprier le centre-ville. Solidaires, les Libanais l'ont été un jour, en ce jour unique du 14 mars 2005 (qui fait pendant aux manifs prosyriennes du 8 mars soit dit au passage). C'était l'union sacrée, même ponctuelle. Instantanée. Artificielle. Oui, ce jour-là, les Libanais étaient “solidaires”. Solidaires contre Solidere. Et ce n'est pas un jeu de mots.
Pierre, quadra désenchanté, a retrouvé ses vingt ans ce jour-là : “Ce jour-là, les chebab, les jeunes de toutes les classes sociales et de toutes les communautés de Beyrouth, étaient sortis pour exiger la vérité sur Hariri, pour exiger la libération du Liban de la tutelle syrienne mais aussi pour se réapproprier le centre-ville, un territoire dont ils se sentaient exclus.” Rana : “Quelque chose nous entraînait d'un élan naturel vers le centre-ville. C'était un moment exceptionnel où chacun oubliait sa couleur politique ou confessionnelle.”
Depuis ce jour, Pierre croit de nouveau à la politique. Il est même allé voter lors des législatives de mai dernier. “J'ai voté pour la première fois de ma vie. J'ai donné ma voix à Michel Aoun mais bon… C'est quand même l'homme de “la guerre de libération.” Il a été le premier à mener une vraie rébellion contre Damas.”
“C'était des journées terribles. Jamais on n'a vécu ça. Le siège de Beyrouth par l'armée syrienne a duré neuf mois. On manquait même de provisions, alors qu'au plus fort de la guerre civile, on n'a jamais manqué de vivres”, raconte Rana. Pour eux, ce que vit le Liban depuis une année, c'est un peu jouer son va-tout. “Il faut une hyper-démocratie au Liban, sinon, il faudra peut-être aller vers un fédéralisme de cantons, partager le pays et qu'on en finisse !” lance Pierre.
Rana et Pierre m'apprennent que les statues que j'ai vues à Sahat Al Chouhada, Hariri n'en voulait pas. On les aurait cachées pendant quinze ans, sous prétexte qu'elles faisaient l'objet d'une restauration dans quelque musée européen.
Elles étaient au centre d'une querelle entre Lahoud et Hariri paraît-il. La preuve, à peine ce dernier a-t-il démissionné en octobre 2004, les statues ont réapparu comme par enchantement.
Quatre mois plus tard, boom ! Hariri est mort et enterré tout près et les statues de retrouver leur pleine signification symbolique. Qui a dit que l'histoire n'avait pas d'humour.
SAMIR KASSIR AVERTISSAIT DEJÀ
En 1994 déjà, dans un article publié dans le Monde Diplomatique du mois d'octobre, le défunt journaliste Samir Kassir, assassiné le 2 juin dernier, émettait beaucoup de réserves à propos des chantiers de reconstruction lancés par Hariri. “(…) À l'inverse, les craintes qu'une minorité d'opposants avaient exprimées à son arrivée au pouvoir se sont vérifiées dans une large mesure. Si philanthrope qu'il se soit montré depuis des années, le culte des affaires auquel il préside est en train de consacrer le développement d'une société à deux vitesses. Les conflits d'intérêts que suscite la présence à la tête du gouvernement d'un homme d'affaires aussi polyvalent (BTP, banques, assurances, médias, immobilier, etc.) sont devenus monnaie courante. Rien ne l'illustre mieux que la société foncière chargée de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth (Solidere), dont M. Hariri est le plus gros actionnaire. La société ayant été constituée au terme d'une souscription très réussie (900 millions de dollars, alors que 600 millions étaient appelés), Solidere a fait table rase de presque tout le cœur de Beyrouth à grands coups d'explosifs, et avec d'autant plus de célérité qu'un alibi en or lui a été judicieusement fourni avec l'organisation, au mois de septembre dernier, d'un Festival de Beyrouth sous l'égide de l'épouse du Premier ministre, avec pour affiche unique, mais combien alléchante, un récital de Feyrouz, la plus grande chanteuse arabe vivante. Au passage, les actionnaires de Solidere ont réalisé 70% de plus-value en quelques semaines sur le marché secondaire, spécialement créé pour l'échange des titres de la société.”
(À suivre)
M. B.


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