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Sautillant à cloche-pied sur la ligne de démarcation…
SEPT JOURS À BEYROUTH (IV partie et fin)
Publié dans Liberté le 08 - 02 - 2006

La ligne de démarcation ou la ligne verte (Al Khatt al akhdhar) scindait autrefois Beyrouth en deux : Beyrouth-Est (chrétienne) et Beyrouth-Ouest (musulmane). Elle était ponctuée de cinq check-point. Aujourd'hui, cette ligne est officiellement bannie. Pourtant, les séquelles sont là. Dans la pratique, dans les mentalités, dans les modes de vie entre chrétiens et musulmans surtout, les clivages persistent. Le partage de la misère est nettement inégal entre les deux “camps”.
Je flâne dans les rues de Beyrouth et dans ma tête défilent les actualités qui alimentaient les JT de mon enfance…
Des noms, des bribes, des visages, des lieux, tout une topographie chaotique faite d'immeubles détruits, de voitures en feu, d'illusions en fumée et de chansons tristes, le film des assassinats, Kamel Joumblatt, Béchir Gemayel, Rachid Karamé, René Moawad, les voitures piégées, la “Ligne Verte” qui scindait la ville en deux : Beyrouth Al Charqiya, Beyrouth Al Gharbiya ; les guerres intestines entre le Hezbollah et le mouvement Amal à “Iqlim Attoufah”, les chars israéliens entrant dans Beyrouth le 6 juin 1982, le siège de Beyrouth par Sharon deux mois durant, les bombardements intensifs, l'expulsion d'Abou Ammar, le “Che” palestinien aux sept vies, la crise des otages, le film Nahla de Farouk Beloufa (1978), le vibrant témoignage de Jean Genet dans “Quatre heures à Chatila” (Revue d'études palestiniennes, 1983), après une incursion dans les camps massacrés avec Leila Shahid ; les caricatures de Nagui Al Ali, le Ali Dilem palestinien, assassiné à Londres au milieu des années 1990 ; Nabih Berri, Walid Joumblatt, Samir Geagea et ses commandos des Kataëb mettant à sac Bordj Al Brajneh ; Michel Aoun, encerclé neuf mois durant par l'armée syrienne après sa “guerre de libération” contre Damas en 1989, Marcel Khalifa scandant “Mounadhiloun”, Fayrouz qui chante Min adjliki ya madinata essalam ossali… tout ce chaos, toute cette bouillie d'images noires, tout se mélange dans ma tête en un écheveau inextricable…
C'est à la fois triste et romantique. Et je me surprends inévitablement à comparer les deux Beyrouth en me demandant si je suis réellement dans Beyrouth, capitale de toutes les blessures, fracture poétique du Moyen-Orient qui fait rêver artistes, reporters et humanitaires…
La guerre civile comme produit touristique
Je saute la ligne de démarcation du temps et de l'espace et me retrouve dans le Beyrouth d'après-guerre : clean, in, en pleine forme. Dans le lot, régulièrement émergent des immeubles laissés en l'état, criblés d'obus, séquelles en dur de la guerre civile. Des bâtiments troués pour conjurer les trous de mémoire. Tout Beyrouth est ponctué de ces hideuses cicatrices urbaines, vestige des combats de rue qui opposaient les différentes milices qui s'y déchiraient.
Mais voici que la hantise des attentats revient quand on voit que les Beyrouthins, depuis les derniers événements, laissent sous le pare-brise de leurs voitures de petites cartes, avec nom et numéro de téléphone, pour qu'elles ne soient pas prises pour des voitures piégées en cas de stationnement douteux ou passage d'une patrouille de police.
Aux abords de la célèbre revue politique Al Moustaqbal, portrait géant de Hariri. De lourdes barricades en béton armé condamnent la voie après les attentats contre les journalistes Samir Kassir, May Chidiac et Gebrane Tuéni.
Tout autour, des buildings lugubres, dépareillés, des bâtiments morts, arrosés de balles, abandonnés par leurs occupants, avec des militaires en béret rouge postés tout autour.
Et les étrangers qui viennent ont plutôt le regard accroché à tel ou tel immeuble éventré, comme ce haut bâtiment de 20 étages trônant au milieu d'autres totalement neufs, des palaces 5 étoiles, du côté du boulevard Phoenicia, bombardant, avec les flashs de leurs appareils photo, tous ces vestiges de la guerre civile, plutôt que de s'attarder sur de belles façades qui ne sont en définitive qu'une copie de ce qu'ils ont chez eux.
“Nous avons fait exprès de laisser ces immeubles tels quels pour qu'ils témoignent de la violence de ce que nous avons vécu”, lance le propriétaire d'un café qui m'a invité à siroter un bon “ahwé bel hil” (café à la cardamome) typiquement local à Bordj-Barajeneh. ..../....
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Beyrouth explose la nuit
Je saute la ligne de démarcation imaginaire et me voici dans un quartier lumineux : Ashrafiyeh. Exit la peur, les cauchemars… Ce Beyrouth-là est dionysiaque et le crie haut et fort. Oui. Ça vit à fond la caisse, à cent à l'heure, à mille à l'heure. Surtout la nuit. Je confirme et je signe : Beyrouth est de la nuit. Et gare à qui viendrait jusqu'ici et gaspillerait ses soirées à dormir. Oui. Beyrouth résiste. Se maquille. Sort. Se fait belle. À l'image de May Chidiac, la vedette de LBC qui, de son lit d'hôpital, tout amputée des deux membres gauches qu'elle est (après l'attentat qui l'a visée le 25 septembre dernier), a annoncé qu'elle se portait candidate au siège maronite de Baabda-Aley pour succéder au député Edmond Naim, décédé récemment.
De fait, l'ambiance est loin d'être à la psychose. Les gens s'amusent, s'éclatent dans les pubs et autres night-clubs qui rivalisent d'ingéniosité. Ah ! Les mythiques boites de nuits libanaises ! Le Bo-18, le Bar Louie pour les amateurs de jazz, et les fameux pubs de la très enfiévrée rue Monot, quartier chrétien huppé, Mecque de la jeunesse dorée libanaise, Le Shah Lounge, le Mouzika, le Crystal, le Karaoke of Beirut, ou encore le Fubar, bar branché flirtant avec la ligne de démarcation. Les lumières la nuit donnent le vertige par leurs jeux éblouissants. Fort parfum de Las Vegas au fameux Casino du Liban, parfaite réplique des plus grandes salles de jeux américaines.
Grosse débauche de luxe. Vernis. Strass. Paillettes. Cette pellicule artificielle finit par lasser et agacer le regard. Aucune saveur des mythiques ambiances de l'Orient poétique comme les vieux souks du Caire ou de Damas ou encore de Halab. Aucune différence avec une artère moderne de New York, Tokyo, Bangkok ou Amsterdam. Cela doit être une des mille et une réincarnations de la mondialisation.
Une vitalité exceptionnelle
C'est un fait : le Liban vit. Vibre. Un pays en plein boom. Les Libanais voient grand. Subtile synthèse des cultures française (mode, cuisine, littérature…), anglo-saxonne (système universitaire, business, banques, affaires…) et orientale proprement dite (sens de la famille, solidarité communautaire, conservatisme…).
Cafés trottoirs, restos chics, boutiques de prêt-à-porter dernier cri… Autour de la Place Ryadh Essolh et du Parlement libanais, succession de lieux cossus. Chassé-croisé d'enseignes plus recherchées les unes que les autres.
Les rues sont ultra-propres, les restaurants sont bondés le soir, les femmes très bien mises, minces comme Paris et maquillées avec soin. Inutile d'épiloguer sur leur plastique : toutes “canon”, plus belles les unes que les autres, des attentats du 11 septembre ambulant, au volant de gros 4x4 qui n'ont pas leurs pareils à Alger. Les garçons sont très “cool”, très “fashion”, bien parfumés, cheveux gominés et gourmette en or au poignet en parfaits “charqi lovers”. Ils sont aux petits soins avec leurs petites copines, l'oreille toujours scotchée à leur téléphone portable, dans la main les clés d'un BMW coupée ou une Mercedes sport.
Mais moi, je me cramponne à mon territoire de la rue Al Hamra et son kababji qui fait d'excellents sandwichs. Le quartier grouille. Dans les rues, ça hurle de partout : “taxieurs” qui vous harcèlent en faisant les racoleurs, minibus qui s'arrêtent anarchiquement au beau milieu de la chaussée, chauffards au volant de voitures extraterrestres qui fendent les avenues en trombe sous le regard passif des policiers. “Depuis que l'armée syrienne s'est retirée, le pays est livré à l'anarchie”, lance un ressortissant syrien. D'ailleurs, à Beyrouth, les automobilistes ne mettent pas la ceinture de sécurité. À Damas, la circulation est nettement plus réglementée.
Ce qui inquiète par contre les Libanais, les commerçants surtout, c'est la disette touristique alors que le pays avait renoué en force avec le tourisme. Il y a nettement moins de touristes étrangers dans les rues de Beyrouth. C'est vrai que ce n'est pas la haute saison.
“Depuis les attentats, les Européens viennent beaucoup moins. Nous recevions surtout beaucoup de Français, d'Allemands et même des Japonais depuis quelques années. Mais là, ça a nettement baissé. En ce moment, le gros de notre clientèle vient des pays du Golfe”, affirme un hôtelier.
La vie culturelle, en revanche, semble avoir pris un coup. Même si la foire du livre de Beyrouth passionne les éditeurs du monde entier, on ne se bouscule pas tellement autour des librairies. Les livres qui marchent le plus sont ceux des stars de la télévision. Côté cinéma, l'affiche du dernier Adel Imam Essifara fil imara (L'ambassade est dans l'immeuble) est sur tous les murs. Dans les théâtres, les comédies font salle comble. Les spectacles jouissent d'un grand effet d'annonce. Principale création au menu, Mouatin oûmoumi de Marwan Kasrawani.
Le Phœnix et le Phénicien
Beyrouth, altière, éternelle, renaît de ses “décombres”, comme le Phœnix. Les affaires vont bon train malgré les petites récessions conjoncturelles subissant les contrecoups de la géopolitique régionale. La vie est belle. Et les Libanais sont le peuple le plus charmant, le plus raffiné, le plus civilisé du monde arabe, je confirme. Qui plus est, ils ont un sens aigu du “bizness”. Ils bougent. Ils sont créatifs. Entrepreneurs. Ce sont de grands bosseurs. Ils ont de l'imagination. De la rage au ventre. Et un sens inouï de la mobilité. De l'aventure.
Ce n'est pas de la caricature. Et en cela, ils sont parfaitement fidèles à leurs ancêtres, les Phéniciens, eux qui ont eu des comptoirs partout, sans parler de leur vocation séculaire de passeurs d'alphabets. “Alloubnani bidou îhiche, ihab yasraf ala halou”, explique avec une pointe de fierté un chauffeur de taxi. “Le Libanais aime la belle vie, et c'est un travailleur. Un entrepreneur. S'il a 1 00 dollars, il en fait 1 000, et s'il en a 1 000, il en fait 100 000.” L'homme a une pensée pour Hariri : “Tout ce que vous voyez là, c'est l'empreinte de Hariri. Il a tout refait : les cité, les autoroutes, les écoles, l'aéroport…” A ceux qui accusaient l'ancien Premier ministre de corruption (au point que des langues assassines l'avaient surnommé “Trafic Hariri”), un Beyrouthin riposte : “Au contraire, c'est lui qui donnait de ses propres fonds à l'Etat libanais !” Si ce n'est l'écho des manifs qui de temps en temps fusent aux cris de “Amrika tlahi barra !”, par exemple, on oublie complètement le feuilleton politique qui enflamme le pays par “fadhaiate” (chaînes satellitaires) interposées. “Proposons travailleuses domestiques philippines, indiennes, indonésiennes”, annoncent des pancartes. Les femmes de ménage aussi ont leurs agents et leurs agences.
Dans les immeubles sont encastrées des écoles privées, des écoles de musique, des universités. Dans les quartiers chrétiens surtout, un luxe tape à l'œil. Tout Beyrouth est décoré de sapins lumineux, perpétuant indéfiniment les fêtes, fête de l'an par-ci, noël arménien par-là, aïd musulman, telle trouvaille grecque…
Mosquées et églises alternent avec bonheur, comme les cloches qui claironnent et l'appel des muezzins. La minijupe et le tchador se croisent sans fracas. Même dans les banlieues chiites, les figurines de Papa Noël côtoient “pacifiquement” les livres coraniques et les portraits de Sayyed Hocine Nasrallah, le très charismatique secrétaire du Parti de Dieu.
Au sud de la “fracture” indélébile
Je saute à nouveau la ligne de démarcation et me voici dans les quartiers pauvres, populeux, de Beyrouth, à majorité chiites, syriens, palestiniens, kurdes. Dans les mentalités, je sens encore la persistance de la Ligne Verte. Officiellement, elle est bannie, mais au fond…
Il n'y a qu'à voir le contraste entre les banlieues chic, à majorité chrétienne, de l'ex-Beyrouth Est et les banlieues ouest et sud, pour s'en convaincre. Dans ces quartiers (Harat Hreyk, Bir Abed, Aïn Roumaneh, Shiyah, El Ghobeyreh), on ne jure que par la “moqawama”, la Résistance.
Anti-israélienne s'entend. Portraits de martyrs partout, alternant avec une profusion de posters de l'iconographie chiite, ceux de Khomeiny, de Khamenei côté Hezbollah, de l'imam Moussa Sadr et du leader Nabih Berri côté Amal, avec ce slogan récurrent “Nour-Nar”.
“Lumière-Feu”. Quoi qu'il en soit, ici, on est ouvertement prosyrien. D'ailleurs, les travailleurs syriens sont légion et nul ne leur cherche des noises. Les principaux camps palestiniens de Beyrouth sont ici également, ceux de Sabra et Chatila et de Bordj Brajneh, pas loin des locaux de la chaîne du Hezbollah “Al Manar”.
De grosses publicités vantent le “libass a-charî”, le hidjab, avec de belles créatures comme support. Des tirelires sont arborées dans les cybercafés pour collecter de l'argent au profit des différentes associations caritatives affiliées au Hezbollah. Là encore, plein de bâtiments criblés comme des tamis, laissés à leur sort faute de promoteurs pour les reprendre. Faute de fonds sans doute. Les souks sont grouillants.
Des vendeurs ambulants de galette, de thé, de falafel pimentent l'ambiance. La circulation automobile est dense.
Ça bouillonne. Ça foisonne. La vie reste nettement moins chère qu'au centre-ville. Nettement plus humaine et moins artificielle. Elle me donne un avant-goût du Janoub, le Sud martyr. Là, c'est carrément la grosse faille du Liban. La grande fracture…
M. B.


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