L'islamisme marocain a fait irruption dans les médias de manière tragique : les attentats de Casablanca puis, plus meurtriers, ceux de Madrid. Malika Zeghal, spécialiste de l'islam, politologue et sociologue, s'est penchée sur la fragmentation religieuse dans le royaume chérifien. Son livre, Les islamistes marocains (la Découverte) apporte des grilles de lecture indispensables à la compréhension d'un phénomène qui fragilise la monarchie, car il s'attaque à ses bases. Mohammed VI négocie avec les islamistes et les combat en les opposant aux socialistes. En 2002, lors des législatives, le PJD avait dit clairement qu'il ne voulait pas plus de 30 sièges. Et pour ne pas provoquer un raz-de-marée islamiste, il a refusé d'aligner des candidats dans toutes les circonscriptions. Le parti disait vouloir éviter l'exemple algérien. Qu'en est-il aujourd'hui de l'islamisme politique au Maroc ? L'islamisme politique au Maroc est aujourd'hui très diversifié et n'est pas seulement représenté par le PJD. Deux grands groupes occupent cependant une grande part du terrain et divergent quant à leur position vis-à-vis de la monarchie. D'une part, Justice et Bienfaisance, autour du chef charismatique Abdessalam Yassine, qui refuse de reconnaître la légitimité de la commanderie des croyants, d'autre part, le PJD, qui a accepté dès la seconde partie des années 1990 d'entrer dans le processus de participation politique et reconnaît pleinement la légitimité du système. Le PJD, vu l'expérience algérienne de 1991-1992, a joué la stratégie de la prudence en acceptant de ne pas présenter des candidats dans toutes les circonscriptions et en acceptant de revoir à la baisse le nombre de ses représentants au Parlement. L'islamisme au Maroc est donc, avec l'exemple du PJD, dans un processus de négociation directe avec le pouvoir politique, et en ce sens, son message religieux s'est dilué, car, pour ses membres, il semblerait que les processus de négociation politique soient devenus plus importants que le discours religieux, qui s'est essentiellement centré sur la question de la moralisation de la vie publique. Au contraire, le groupe d'Abdessalam Yassine reste plus explicitement religieux, d'autant que cheikh Yassine fait appel à la structure et au vocabulaire du soufisme, mais refuse d'entrer dans le processus politique tel que défini par le régime. Quand est-ce que l'islamisme est entré dans la sphère politique légale ? Le moment crucial qui a permis de redéfinir l'islamisme au Maroc est la décision, par Hassan II, de l'ouverture de la sphère politique à une démocratisation relative à partir de la seconde moitié des années 1990. Une ouverture que tous les acteurs ont acceptée et à laquelle ils ont réagi avec beaucoup de prudence. L'intégration du PJD à la sphère de la politique légale est un moyen de le domestiquer pour le pouvoir, mais c'est aussi un moyen pour les hommes du PJD, qui représentent une mosaïque très diversifiée de positions, d'une part, de participer à la vie politique, d'autre part, à plus long terme d'arriver au pouvoir en participant au gouvernement, ce qu'ils semblent désirer ardemment, tout en restant prudents sur leur programme politique et en acceptant le cadre d'une monarchie constitutionnelle. Le PJD est un parti très jeune et se frotter au pouvoir politique ne sera donc pas chose facile. Si le processus de démocratisation continue, l'islamisme participatif continuera de se banaliser dans le paysage politique. Le Maroc est plus connu pour son islam conservateur, allié fidèle du pouvoir. Comment s'est faite la mutation en islam politique ? Le roi est commandeur des croyants et descendant du Prophète. Mohammed V et Hassan II ont toujours joué la carte d'un islam officiel conservateur, mais toujours en tension avec les oulémas salafistes. Allal Al Fassi, grand leader de la lutte nationale, était en compétition larvée par Mohammed V, mais la monarchie a réussi à domestiquer et affaiblir l'Istiqlal grâce au multipartisme et à l'autoritarisme combinés. La tension entre islam politique et monarchie est donc ancienne et ne date pas des années récentes. C'est pourquoi, je pense qu'il faut aujourd'hui réhabiliter l'histoire (et en particulier celle du salafisme, qui a pris pied dans les XVIIIe et XIXe siècles) pour comprendre les mouvements islamistes, mais aussi les appropriations étatiques de l'islam pour comprendre pourquoi des acteurs contestent les monopoles construits par les Etats sur la religion. Pour ce qui est du Maroc, la monarchie s'est toujours voulue l'institution religieuse centrale et a utilisé une stratégie de fragmentation de la sphère religieuse, en jouant sur les relations de clientèle pour mieux contrôler cet exemple disparate. Il n'y a pas de mufti central sous l'autorité du pouvoir par exemple au Maroc. Mais dans les années 1980, face au développement de l'islamisme et surtout des prêcheurs « libres », la monarchie a tenté de rétablir les anciens conseils d'oulémas, ce qui n'a pas très bien fonctionné. En revanche, la fragmentation que la monarchie a construite dans la sphère religieuse a aussi donné lieu à un islamisme politique fragmenté et diversifié. L'islam conservateur de la monarchie n'a pas empêché, comme partout ailleurs, les revendications des islamistes de se développer. D'abord, à travers la critique du pouvoir, mais aussi à travers la réception des influences de l'islamisme moyen-oriental. Le pouvoir a aussi, comme ailleurs, beaucoup joué sur les oppositions entre l'islamisme naissant et la gauche. Aujourd'hui, le champ politique voit se développer une bataille féroce entre le PJD et l'USFP, qui marque la continuité avec une époque où le conflit entre islamistes et socialistes se jouait sur les campus universitaires. On arrive enfin à l'islamisme violent avec les attentats de Casablanca puis de Madrid. Ce ne sont plus des mouvements politiques, mais plutôt des organisations terroristes. Comment analysez-vous cette mutation ou cette naissance de la nébuleuse djihadiste ? Il faut être prudent dans l'analyse des organisations terroristes djihadistes, car nous savons encore peu de choses sur ces groupes. Il semble qu'il y ait convergence (peut-être non nécessairement voulue par les acteurs eux-mêmes) entre, d'une part, le discours salafiste djihadiste de nombreux prêcheurs marocains qui sont passés par les écoles religieuses moyen-orientales ou du Golfe, et d'autre part, des cellules liées à des bases arrières d'Al Qaîda au Maroc. Les attentats de 2003 à Casablanca sont le fait d'une dizaine de jeunes gens vivant dans les baraquements du bidonville de Sidi Moumen, qui s'étaient liés avec des prêcheurs autoproclamés qui diffusaient des thèses radicales. Les jeunes kamikazes, qui ont péri dans l'attentat (45 morts), ont attaqué des symboles de l'Espagne et de la communauté juive au Maroc. Ils étaient peu éduqués, sans lien direct avec Al Qaîda, et semblent avoir agi localement. Les attentats de Madrid sont, en revanche, plus explicitement liés à Al Qaîda, à travers des réseaux de migration marocains. Ce qu'il faut retenir de tout cela, au-delà de la question de l'appartenance à Al Qaîda, c'est que vraisemblablement des réseaux radicaux se reconstituent indépendamment de leurs origines et deviennent difficiles à situer, et du coup, plus dangereux. Ce qu'il faut noter aussi dans le cas des attentats de Casablanca, c'est la réaction de la société civile marocaine qui, Adl Wa Ihsan et Pjd compris, a catégoriquement rejeté le terrorisme. Comment voyez-vous l'avenir de l'islamisme au Maroc ? A l'Assemblée nationale ou au maquis ? Je le vois plutôt à l'Assemblée nationale et dans ses diverses inscriptions sociales. Je ne vois pas de scénario de flambée de violence continuelle. L'intégration du PJD à l'Assemblée a eu pour effet de montrer que les islamistes sont en fait bien plus intéressés par la chose politique et par le pouvoir que par l'islam. Et la monarchie l'a bien compris en leur permettant d'entrer dans la vie politique légale. Le PJD s'est officiellement rendu du côté de la réforme de la moudawana en 2004, alors qu'il en avait fait une impossibilité en 2000. C'est évidemment l'émergence de la violence avec les attentats de 2003 qui l'ont poussé à prendre cette position. Mais l'islamisme n'est pas la seule expression de l'islam aujourd'hui au Maroc. L'islam occupe une part très importante de la vie sociale marocaine et semble aussi s'exprimer en dehors de l'islamisme. Si l'intégration des diverses sensibilités politiques continue, et si la démocratisation est réelle, c'est-à-dire si on peut envisager un scénario à la turque avec les islamistes au pouvoir, on peut penser que ceux-ci rallieront autour d'eux, ce qui permettrait d'éviter une radicalisation. Quelle est la position de Mohammed VI vis-à-vis des islamistes ? Il est difficile de connaître sa position exacte. Bien sûr, il rejette tout radicalisme, mais il négocie aussi et semble avoir une attitude assez pragmatique sur la question. Le vote de la loi de la réforme de la moudawana après les attentats de 2003 et le fait qu'il ait lié l'urgence d'une telle réforme au drame de la violence islamiste ont été d'une grande intelligence. La manière dont la réforme a été formulée est aussi très subtile, car elle a fait appel à la tradition de l'islam. Il a ainsi donné forme à une continuité politico-religieuse particulière au Maroc et permis à la plupart des islamistes d'adhérer, du moins officiellement, à la réforme du statut personnel. Dans le même temps, le monarque semble aussi se retirer parfois des débats religieux et être moins présent que son père dans la sphère de l'islam. Le problème aujourd'hui pour la monarchie est de savoir si elle veut contrôler les discours issus des autorités religieuses autoproclamées. Si l'on démocratise d'un côté, comment légitimer le contrôle du discours religieux de l'autre ? C'est un des grands défis qui se posent aujourd'hui à la société marocaine, mais aussi à bien d'autres.