Sociologue versé dans les questions syndicales, M.Nacer Djabi, nous fait part à travers cet entretien de son analyse sur la situation actuelle du marché du travail en Algérie, en mettant en évidence les effets sociopolitiques qu'induit la précarisation de l'emploi sur la cohésion sociale. Si l'on s'en tient aux statistiques officielles, le taux de chômage en Algérie a enregistré une baisse notable ces quelques dernières années. Peut-on pour autant parler d'un recul du phénomène de la précarisation de l'emploi ? Les statistiques officielles sur le marché de l'emploi commencent à devenir quelque peu secrètes, alors que les phénomènes du chômage et de la précarité touchent beaucoup de citoyens. Aujourd'hui, il faut admettre que la question de l'emploi n'est pas une simple question technique qui se résume à des chiffres ou un taux de chômage qui baisse ou qui grimpe. Le phénomène de la précarité est bien plus profond, surtout que les chiffres officiels sur l'évolution du taux de chômage ne sont pas toujours confirmés. Quand on parle de création d'emploi, on ne précise pas la nature de ces emplois, les catégories sociales qui en bénéficient et les secteurs d'activités qui en sont pourvoyeurs. Aussi, au-delà des statistiques sur le chômage, le débat sur l'emploi implique des considérations tant sur le plan économique que sur les plans social et politique. La précarité de l'emploi induit une grande instabilité sur le plan sociopolitique. En clair, ce phénomène peut engendrer des mouvements de protestation et d'émeute, ainsi qu'une défiance accrue des couches sociales à l'égard de l'ordre politique. La fragilisation de la situation des travailleurs est-elle, selon vous, une simple conséquence du passage à l'économie de marché ? Dans les sociétés capitalistes, où l'économie est basée sur les principes de la libre entreprise, l'expérience de ces dernières années a prouvé que l'intégration économique, sociale et politique de citoyens se crée à travers l'emploi. Si l'on prend l'exemple des Algériens qui émigrent dans ces sociétés, l'on constate que quand ils accèdent à un emploi, ils arrivent à s'intégrer dans la vie sociale. De ce fait, le travail à un sens et la réussite actuelle des systèmes capitalistes est basé sur l'emploi qui crée l'intégration. En Algérie, cette tendance est inversée. Les emplois créés actuellement ne produisent pas des effets d'intégration économiques et sociopolitiques. Bien au contraire, nous sommes pour ainsi dire dans une logique d'exclusion ,et ce parce que les emplois actuels ne permettent pas d'accéder à un niveau de vie décent. Les employés accèdent à peine à un petit segment de la consommation et autant dire qu'ils consomment uniquement pour subsister. Nous sommes dans une étape première de capitalisme sauvage où l'emploi sert juste à la reproduction de la force de travail. Au regard de l'aisance financière que connaît actuellement l'Algérie, la situation des travailleurs devrait logiquement s'améliorer. Pensez-vous que ce sera le cas dans les quelques années à venir ? Actuellement, les tendances macroéconomiques positives ne se traduisent pas par des effets macro-économiques et sociaux qui soient autant positifs. Il y a aujourd'hui plus de création d'emplois, mais il y a, paradoxalement, plus de pauvreté. Les citoyens ont besoin d'avoir jusqu'à trois emplois pour accéder à un taux d'intégration qui devrait être garanti par un seul emploi. Ceci est essentiellement dû au fait que les niveaux actuels des salaires n'offrent guère la possibilité de satisfaire aux besoins les plus élémentaires comme l'accès au logement et autres. Même s'il est tout à fait possible que le taux de chômage en Algérie baisse jusque à 12 ou 10 % dans les années à venir, ceci ne se traduira pas forcément par un recul de la précarité, étant donné qu'on reste toujours loin de la vérité des salaires. Le recours aux Contrats de travail à durée déterminée (CDD) tend de plus en plus à se généraliser. Comment analysez-vous cet état de fait ? Les Contrats de travail à durée déterminée (CDD) sont devenus la règle dans les relations de travail et ceci découle, à mon sens, des choix opérés en matière de politique économique. La tendance est actuellement à la précarisation de l'emploi. Or, quand on crée la précarité, on crée des relations d'animosité politique. Quand la précarisation devient la norme sur le plan économique, ceci engendre une grande instabilité sur le plan sociopolitique. La précarité empêche l'émergence de forces sociales et syndicales, alors que celles-ci sont nécessaires pour favoriser l'intégration des citoyens dans la vie sociale. Les CDD étant devenus la norme, il n'est pas étonnant de ne pas voir aujourd'hui émerger en Algérie des syndicats forts, notamment dans le secteur privé. Les CDD n'offrent en effet aucune force de négociations pour les employés. Existe-t-il aujourd'hui une vraie politique de l'emploi en Algérie ? Il n'y a pas de vraie politique d'emploi en Algérie et ce, d'autant plus que l'Etat se désengage de plus en plus de la vie économique. La logique sur laquelle est basée actuellement l'emploi ne crée pas de relation de citoyenneté. La généralisation des CDD ne permet pas aux salariés d'être syndiqués et d'avoir des projets à long terme. Pour concevoir une politique de l'emploi qui favorise la cohésion sociale, il faut d'abord des investissements productifs durables. Or, jusque- là, les mauvais choix de politique économique ont conduit à la précarisation de l'emploi. Il y a ainsi une double exclusion des citoyens à la fois comme producteurs, car ils occupent des emplois instables, et comme consommateurs du fait de l'absence d'une vérité des salaires. Ceci est de nature à favoriser un rejet de l'ordre social et politique par la majorité de citoyens, et ce d'autant plus qu'il y a une petite minorité qui s'enrichit de plus en plus et qui reste la seule à avoir accès à de larges segments de la consommation.