André Malraux a dit de Picasso qu'il était « le plus extraordinaire destructeur et créateur de forme de notre temps, pour ne pas dire de tous les temps ». Comme il avait raison ! Presqu'un siècle d'inventions graphiques, sculpturales et picturales l'atteste. Nous pouvons suivre ce processus de destruction des formes simultanées et successives sous deux aspects. L'un s'appliquant dans le temps à l'apparence visuelle, l'autre les imaginant dans un espace apparemment extatique. Comme un exorcisme diabolique de leur nature vivante qui les nie, les affirme, les annihile et les recrée. Lorsque nous regardons l'ensemble de l'œuvre de Picasso, nous sommes frappés par le fait qu'il a entièrement refait et recréé l'histoire de la peinture universelle. Personne (!) avant lui, dans toute l'histoire de l'humanité, n'a autant révolutionné, chamboulé et rénové si profondément la peinture. Cet aspect critique de son art ne se manifeste pas uniquement dans sa période la plus récente de modulations, de variations, de transmutations si prodigieuses sur les thèmes empruntés, entre autres, chez Vélasquez, Millet ou Delacroix, qu'il va corriger avec tant de génie et de désinvolture tout en reconnaissant qu'ils étaient ses maîtres idolâtrés. Mais Picasso est sensible, très tôt, à ce genre de défigurations/transfigurations, comme si, malgré lui, il avait envie de refaire les tableaux de ses maîtres, de les corriger et de les remodeler à sa façon, à sa guise. Comme s'il voulait carrément remodeler la peinture qui s'était faite avant lui. Dès sa jeunesse, s'est développé en lui un instinct de déformation. Politisé et ayant adhéré au Parti communiste dès l'âge de 28 ans, il eut, grâce à l'originalité et la sincérité de son génie, une attitude critique en face de la vie et en face de sa propre vision du monde. De son engagement politique, il développera cet instinct qu'il avait de lire le monde d'une façon renversée comme dans un miroir. Entêté dans son engagement esthétique et politique, il refera la peinture et le monde jusqu'à sa mort. A la différence de beaucoup d'artistes de sa génération souvent versatiles et instables. Picasso ne quitte jamais le Parti communiste auquel il reste fidèle durant 75 ans. Picasso eut la même fidélité pour sa propre œuvre, il était constamment sur le qui-vive : « Sa rage de refaire le monde et les formes du monde se révèle dans sa façon de défaire et dans sa puissance à déconstruire et reconstruire d'une façon génialement féconde et créatrice », écrit, à ce sujet, K. Gellwitz. En fait, Pablo n'était pas un créateur mais un récréateur. Il a eu, comme nous l'avons déjà dit, des maîtres qu'il a vénérés, mais il les a refaits, corrigés. Mis en morceaux. « Mis en pièces », comme il aimait le dire. Il refit le Portrait du peintre d'El Gréco. Les Ménines de Vélasquez. La Toilette de Rembrandt. Le Triomphe de Pan de Poussin. Les Demoiselles des bords de la Seine de Courbet. Le déjeuner sur l'herbe de Monet. L'Angélus de Millet. Et Femmes d'Alger dans leur appartement de Delacroix ! Picasso se mit à peindre, d'après Delacroix sa série des Femmes d'Alger dans leur appartement, entre le 13 décembre 1954 et le 14 février 1955. C'est-à-dire au moment du déclenchement de la guerre d'Algérie. Aussitôt et simultanément ! (pour rappel, pendant cette même période, il fit un portrait de Djamila Boupacha). Le grand maître voulait dire tout de suite sa solidarité avec l'Algérie en lutte, corriger l'histoire et surtout rendre hommage aux femmes algériennes de la résistance au colonialisme français. Il n'hésita pas. Il n'eut pas d'état d'âme ! Il était pressé. C'est ainsi qu'en deux mois, il peignit ce retable composé de sept tableaux pour répondre aux deux tableaux de Delacroix. Comme il l'a fait pour la guerre de Corée, pour celle du Vietnam, il se jeta dans la bataille et peignit « férocement », comme il le dit quelques mois après l'achèvement des sept tableaux. (A suivre)