une pertinente question d'histoire culturelle sur les segments constitutifs de la « nation » arabo-musulmane, posée par un de mes étudiants de l'Institut diplomatique des relations internationales (IDRI), m'oblige ce jour à réfléchir pour moi-même et à livre ouvert sur l'histoire culturelle quelque peu troublante de la pensée libérale européenne contemporaine. Pour ce faire, et afin de rester un tant soit peu didactique dans cette territorialité fort complexe, j'ai résolu de borner le sujet entre deux repères parfaitement illustrables (le droit divin et le droit positif) par quatre des plus célèbres figures d'intellectuels connus pour leurs apports et leurs contributions sur cette question sensible. Ces cas semblent avoir préfiguré une espèce d'histoire des grandes idées européennes qui, nées en Italie, développées en Angleterre, concrétisées et actualisées en France, ont été affinées et appliquées en Prusse. Ce sont ces idées qui ont construit un ensemble civilisationnel devenu aujourd'hui pourtant problématique si on en juge à l'aune du référendum sur la Constitution européenne évaluée avec vigilance de la part des citoyens alertes et où la société civile mobilisée ne laisse faire aucune fraude électorale. Il me vient à l'esprit qu'il est de grande nécessité de faire aussi ce travail sur le territoire propre à la culture et à la civilisation musulmanes en général, maghrébines en particulier, algériennes de manière plus spécifique. Ces chroniques à venir continueront la réflexion sur les causes et les raisons du déficit intellectuel et de savoir des élites patriotiques algériennes. Dès la Renaissance, l'idée du libéralisme intellectuelle qui naît avec les découvertes scientifiques coperniciennes et galiléennes et profitant de l'afflux considérables de richesses du fait de l'esprit d'entreprise très volontariste de petites mais dynamiques républiques marchandes (Venise, Gênes, Florence, Pise) s'était retrouvée en gestation chez un intellectuel hors pair, le Florentin Nicolas Machiavel (1469-1527). L'Italie était le pays qui, après l'Espagne, avait une longue histoire partagée avec le monde oriental et surtout avec le monde byzantin puis le monde musulman. En exceptant le rôle de la papauté dans la bénédiction des Croisades et les deux républiques bellicistes de Gênes et de Pise, on peut, sans trop se tromper, affirmer que l'Italie n'a pris part ni militairement ni économiquement aux agressions croisées, mais avait jeté son dévolu avec la France sur l'empire byzantin décadent et moribond, surtout lors de la VIIe Croisade où un roi croisé s'était allié aux Ayyoubides contre Byzance et n'échappa à la mort que parce que le sultan du Caire le fit soigner par son propre médecin. Venise, la principale république intéressée par des liens et des échanges avec l'Orient, avait l'avantage de connaître cet Orient et ses voyageurs commerçants (les frères Polo) qui sillonnaient les différents sultanats sans être le moins du monde inquiétés. A cela s'ajoutait un fait éminemment culturel majeur. Tournée vers l'Orient et l'extrême Orient avec lesquels elle entretenait un commerce suivi, avantageux et quasiment monopolistique (tissus et métaux précieux ; épices et fruits exotiques ; techniques du papier et de l'impression ; travail du bois, du cuivre et du verre ; fabrication de la poudre et d'armes, etc.), la péninsule ne voyait pas d'un bon œil l'intrusion violente des états du Nord (Autriche, Prusse, Flandre, Pologne), surtout depuis que la plupart étaient passés à la Réforme huguenote. C'est que l'Italie gardait jalousement le prestige du monopole de la souveraineté chrétienne et catholique papale comme forme et pratique d'ingérence directe et de contrôle dans les affaires des Etats jusque-là catholiques (royaumes, empires, etc.). Qui plus est, la reconquête de l'Espagne et la manière dure et inquisitoriale avec laquelle les Ibères avaient chassé les communautés musulmanes et juives qui vivaient avec les chrétiens dans la tolérance et la coopération (ce que l'Italie avait su établir avec l'Orient aussi bien byzantin que surtout musulman) menaçaient la « Pax Mediterranea » qui fut préservée même après la venue des Normands et après la reprise de La Sicile aux musulmans qui y restèrent longtemps encore sans être ni inquiétés ni éradiqués. L'alliance entre Venise et Byzance permit de contenir les Normands sur le bassin occidental de la Méditerranée, ce qui explique l'attitude neutre de Venise dans les guerres entre les Musulmans et les Croisés. Pour la république lagunaire, ce qui importait avant tout, c'était de consolider ses postions marchandes (monopoles sur le commerce de l'huile et de la soie) et son indépendance. Suspicieuse vis-à-vis des Byzantins qui manipulent contre elle, Pise et Gênes, Venise se rapproche de Florence et de la papauté et sert même de garante au traité de paix entre le pape Alexandre III et l'empereur Frédéric Barberousse, en 1177. Ce rôle d'arbitre et de puissance financière permettra de consolider un régime républicain avec des conseils où magistrats et hommes politiques jouent des rôles de premier plan. Les républiques oligarchiques italiennes qui commerçaient surtout avec l'Orient n'avaient aucun projet prosélyte et s'accommodaient parfaitement des cultures et des croyances de leurs partenaires. Le pape Léon X lui-même, quoique obnubilé par le rêve de puissance de la papauté dont il voulait se servir pour installer à Florence puis sur toute l'Italie, la puissance et l'hégémonie des Médicis, ses proches parents, avait à son service personnel un jeune secrétaire andalou converti, Hassan Ibn El Wazzan dit Léon l'Africain. La tolérance était une pratique répandue. Dans sa lettre au moine Ricciardo Bacchi, Machiavel condamnait le recours à la ruse et aux mensonges travestissant la réalité des choses et surtout l'instrumentation du fanatisme religieux. A l'intention de Laurent de la puissante oligarchie des Médicis, il posait les jalons d'une science politique de la gestion concrète et non idéalisée des relations gouvernants/gouvernés. Il y montre, a contrario, de quelle manière le gouvernement et le pouvoir sont liés au seul intérêt du Prince plus ou moins éclairé, mais qui s'oblige à être « homme et bête à propos » (rusé comme un renard et puissant comme un lion) selon la bonne éducation des anciens. Toute volonté de gouverner, fera-t-il remarquer, consisterait à « subsister le plus longtemps possible » quels que soient les moyens pour ce faire, moyens qui ne sont pas à l'honneur du gouvernant puisqu'il choisit souvent à cette fin de se comporter en prédateur comme une bête féroce. Séparant le pouvoir politique (droit public) de la morale religieuse (droit divin) qui lui sert d'ordinaire à cacher son illégitimité, Machiavel entreprend de laïciser l'Etat en montrant que la réalité du pouvoir, de n'importe quel pouvoir, est faite de félonies et de parjures, de perfidie et de promesses, de ruses et de fourberies. Tous ces attributs et ces moyens de détourner et d'asseoir la souveraineté résumeraient les types de registres des façons de gouverner. Machiavel met un terme définitif à l'idéologie utopique de la Cité vertueuse, la Cité de Dieu de saint Augustin. Il met un terme définitif à la traditionnelle spéculation scolastique, métaphysique et morale sur les relations de pouvoir entre gouvernants et gouvernés. C'était cela, faut-il le souligner, l'apport de la latinité et de la Méditerranée de l'époque de la Renaissance à la philosophie politique et à l'éthique des temps modernes. Machiavel détruit les sources religieuses de toute prétendue légitimité du pouvoir politique. Son indépendance de pensée, son audace critique et son radicalisme moral lui valurent une déchéance de tous ses droits civiques. Il se consacra alors à produire de la science politique, ce qui devait l'immortaliser, mais hélas, dans une préjudiciable incompréhension (encore une mauvaise lecture de médiocres espricides !) qui aura consisté à donner de ce pourfendeur de dictateur et de despote l'image déformée d'un mercenaire de Prince. Machiavel N. Le Prince (1513)