L'ancien président de la Commission nationale de la réforme de la justice, le professeur Mohand Issad, évoque dans cet entretien certains des rapports complexes existant entre la presse, la justice et le monde de la corruption. Le gouvernement s'est attaqué frontalement au fléau de la corruption. Cela se traduit par l'ouverture, par la justice, de nombreuses enquêtes sur des affaires concernant des trafics divers. Que pensez-vous de la démarche ? Il n'y a pas d'autres alternatives. Pour s'attaquer à des actes de délinquance, il faut mettre en œuvre la loi. La démarche est-elle, selon vous, respectueuse de la loi ? Les avocats sont là pour dénoncer les irrégularités au cas où il y en aurait. Les tribunaux et les recours sont faits pour cela. Par-delà, je ne peux pas préjuger de ce qui se fait actuellement, ni de ce qui se fera demain. Je ne peux m'avancer sur ce thème d'autant que je n'ai pas d'éléments concernant les dossiers auxquels vous faites allusion. Il faut avoir accès aux dossiers pour pouvoir en parler. Comme ce n'est pas le cas, je me garderai donc de le faire. Il ne faut pas rajouter de l'huile sur le feu. Il y a la loi, les tribunaux et les avocats. Nous avons les instruments d'un Etat moderne. Laissons-les « jouer ». Si demain nous nous apercevons qu'ils le font mal, il est toujours possible de les dénoncer. Donc, n'attendez pas de moi que j'émette un avis maintenant. Comprenez aussi que je ne peux pas fonder un avis sur la base de ce qui s'écrit dans la presse. Pourquoi pas ? Que pensez-vous justement du traitement fait par la presse des affaires liées à la corruption ? De nombreux journalistes traitant de questions en rapport avec la justice (procès pour corruption) n'agissent pas toujours en professionnels. Souvent, ils ne rapportent pas avec exactitude ce qui se passe au cours des procès. Il y a de très grandes plumes dans la presse que j'admire et que je lis régulièrement. Il faut reconnaître, cependant, qu'une multitude d'articles rendent compte de la persistance de beaucoup d'amateurisme. Beaucoup de journalistes traitent de domaines ou d'affaires pour lesquelles ils ne sont pas outillés du tout. Faire un tel constat ne veut pas dire que ces journalistes ont une intention de nuire ou sont guidés par la mauvaise foi. Je veux dire, tout simplement, qu'une formation générale est insuffisante pour permettre à un journaliste de rendre compte d'un domaine aussi technique que celui couvert par la justice. Dans ce genre de cas, la prudence est recommandée. L'idéal serait que les journalistes ne donnent pas d'informations dont ils ne sont pas sûrs ou qu'ils n'ont pas. Cela leur éviterait de démentir leurs propos. Des informations erronées peuvent faire d'importants dégâts, surtout lorsque nous sommes en présence d'une affaire de justice ou lorsque la liberté et l'honneur d'une personne sont en jeu. Un avis concernant l'usage par la presse de la source anonyme... L'abus de ce procédé est malsain ! Le recours à la source anonyme est un procédé récurrent dans la presse. Contrairement à ce que vous pensez, son abus participe à jeter tout de suite le trouble et le doute dans l'esprit du lecteur. Il faut identifier les sources à chaque fois que cela est possible. Il est vrai que cela limiterait singulièrement les possibilités du journaliste. Car, effectivement, s'il doit livrer systématiquement le nom de sa source, il n'aurait pas beaucoup d'informations. Il y a lieu de trouver un équilibre. Cela dit, le sujet est délicat et mériterait d'être longuement débattu. Une remarque néanmoins : je lis les journaux étrangers et je constate qu'ils ne cultivent pas ce sens du mystère qui caractérise notre presse. Comment en sont-ils arrivés là ? Pourquoi nous n'arrivons pas à faire comme eux ? Ces questions méritent effectivement d'être posées et discutées. Je ne condamne pas et je ne fais pas l'éloge de notre journalisme. Je dis que nous avons peut-être besoin d'un débat pour éviter le recours inconsidéré aux sources anonymes et arriver à une information crédible et complète. Sachez toutefois que l'on ne peut pas jeter une personne en pâture sur la base de simples rumeurs. On ne joue pas avec l'honneur de quelqu'un. Car il ne faut pas oublier que derrière un nom, il y a une famille, un douar... Vous pensez que le recours à la source anonyme peut servir des desseins malveillants... Bien sûr. Cela peut effectivement arriver. La manipulation existe. Il faut être très prudent et faire preuve d'un grand professionnalisme pour éviter de tomber dans le piège. Les journalistes ont-ils, selon vous, suffisamment de garanties pour faire leur travail et protéger leurs sources ? Il n'a pas de garanties et, à mon avis, il ne faut pas trop en donner. Le journaliste est soumis à la loi comme les autres citoyens. Si vous livrez mon nom à l'opinion, alors que je n'ai pas fait ce que vous m'attribuez, j'aurai du mal à vous le pardonner. Il est de la responsabilité du journaliste de vérifier et de s'assurer de la véracité de ces informations avant de les publier pour éviter de causer l'irréparable. Je garde encore en mémoire le cas des cadres qui, dans les années 1990, ont été envoyés en prison dans le cadre d'une opération mains propres. Il s'est avéré plus tard que les mains n'étaient pas si sales que cela. Ces cadres ont été blanchis après avoir passé beaucoup d'années de prison. Cet exemple recommande assurément d'être prudent avec l'information donnée. Malgré le secret de l'instruction, il y a des affaires qui sont médiatisées. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce à dire que les magistrats ne respectent pas les consignes ? C'est très simple. Tant que la justice est en instruction, tant qu'elle n'est pas arrivée au prétoire, il y a le secret de l'instruction. La justice ne devient publique que devant le prétoire. Maintenant lorsque la presse cite des sources judiciaires, cela ne veut pas dire que l'information donnée émane réellement du tribunal. Même s'il ne faut pas être naïf, je tiens néanmoins à dire que les magistrats ne jouent pas avec les dossiers qu'ils ont en main. Ils n'ont aucun intérêt à le faire. Cela ne travaille ni leur dossier ni leur carrière. L'information rapportée peut, en revanche, provenir d'un niveau très élevé qui est en marge de la politique. Cela peut aussi être une source extrajudiciaire. En ce qui me concerne, je me méfie toujours des articles qui reprennent des sources judiciaires. Je le répète : tant que l'affaire n'est pas jugée, personne n'a le droit de divulguer une information. Les fuites n'émanent jamais des tribunaux... Que cela soit le cas ou non, nous retombons toujours dans la manipulation. Comprenez que les magistrats n'éprouvent pas le besoin de donner une information prématurée quand un dossier est en instruction. Il est du rôle quand même des journalistes de rechercher l'information... Les journalistes ont le droit de donner de l'information. En revanche, les magistrats et tous ceux qui participent à l'œuvre de justice n'ont pas le droit de la donner tant que la justice n'est pas publique. L'expérience montre que, malgré le secret de l'instruction, il y a des fuites. Et les journalistes rapportent souvent des informations vraies concernant des affaires en cours d'instruction... Cela peut correspondre à un règlement de comptes ou à une tentative d'influer l'opinion. Cela peut être aussi une publicité faite par ou pour un avocat. Il peut s'agir aussi de manipulation. Toutes les hypothèses sont permises. A partir du moment où l'on est dans l'illégalité, nous ne pouvons pas donner d'explication. Une information donnée prématurément est illégale. La presse doit se méfier des sources anonymes. Les partenaires de la justice doivent aussi jouer le jeu de la loi. Une certitude : avocats, magistrats, gouvernement et journalistes ont plus intérêt à respecter la loi qu'à la violer.