les juristes semblent avoir été, si l'on croit Ibn Rushd, les intellectuels centristes, les juges et les arbitres dans les sociétés. Ils auraient ainsi pour fonction dans toute société d'établir des règles qui régissent tous les rapports entre les êtres, ainsi qu'entre les groupes, voire entre les gouvernants et les gouvernés. Intellectuels et cadres institutionnels de la régulation de la paix sociale, ils ont également pour vocation et pour fonction de réfléchir aux problèmes de la société et de leur trouver des solutions à travers des codifications qui régissent tous les rapports. Ils ne sont pas seulement garants du respect des lois, ils en sont les auteurs. A ce titre, ils incarnent en sorte une fonction de gestion mais, aussi et surtout, de prévision. Leurs apports aux sociétés peuvent être considérables. Et parce qu'ils ont pour fonction de faire des lois, de veiller à leur application conforme au droit, ils ont plus que tout autre encadrement une mission et une vision quasiment prophétique. Charles-Louis de Secondat, Montesquieu (1689-1755), né dans une famille huguenote, entre pourtant en révolution par les Lettres persanes (1721), une espèce de roman épistolaire qui cible la société en critiquant ses mœurs de manière cinglante et sans concession, mais avec beaucoup d'esprit et infiniment de caustique ironie. Même devenu magistrat, il n'en continue pas moins à écrire : Le Temple de Guide (1725), Les Considérations (1734) et L'Esprit des Lois (1748). Ce qui va préoccuper cet esprit curieux et aigu, ce sera en premier lieu de savoir comment et pourquoi se forme le droit positif et pourquoi les nations se développent à l'ombre de la justice et de la vertu ou régressent à cause de la médiocrité et de la gabegie. Mais entre autres faits non moins curieux qui retiennent l'attention du magistrat, c'est que, depuis la publication d'un traité de politique (Jean Bodin, La République, 1576), aucun livre n'a été publié sur les questions de droit public alors que depuis 1689 (Jean Domat, Les lois civiles), les juristes les ont exclu comme « arbitraires » et considéraient les lois comme des conventions contingentes et iniques. La curiosité intellectuelle de Montesquieu l'obligera à réfléchir à cette question et à rechercher « L'esprit des lois ». Observateur implacable, Montesquieu commence par étudier les formes de gouvernements et l'histoire va lui permettre de parfaire cette recherche. Il tire de l'étude de l'histoire, surtout celle des Latins, des observations qui lui font remarquer que trois types de gouvernements illustrent les formes de l'Etat : le gouvernement par la démocratie ou celui de la vertu politique, le gouvernement monarchique ou celui de l'honneur et enfin le gouvernement despotique ou celui de la peur et de la terreur. Montesquieu fait également la découverte que l'opinion du citoyen est intimement dépendante de la liberté politique et de la sécurité publique. Réfléchissant sur le modèle anglais, où la protection des droits et des libertés des citoyens était la plus avancée, Montesquieu met au jour que la liberté politique n'est possible que là où les trois pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif) sont séparés et qu'ainsi seule une véritable séparation et une autonomie totale des pouvoirs les uns des autres garantissent effectivement la liberté politique, et partant, la sécurité et l'opinion libre du citoyen contre tout despotisme. Montesquieu écrit dans L'Esprit des lois : « La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen... Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur. Tout serait perdu si le même homme ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. Dans la plupart des royaumes de l'Europe, le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l'exercice du troisième. Chez les Turcs, où les trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme. » (L'Esprit des lois, 1748) Etudiant l'histoire ancienne, Montesquieu relève que d'une manière universelle les êtres humains, tous les êtres humains, sont en fait déterminés et régis par cinq facteurs principaux : le climat, les mœurs ou coutumes, les manières ou habitudes, la religion et enfin les lois. Il tente alors de se livrer à un examen d'observation en fonction des données géographiques et historiques. Il observe que les multiples législations, qui varient selon des paramètres qui mettent en évidence l'existence d'entités qui sont les nations, sont une sorte d'esprit collectif général qui est tributaire, selon lui, des paramètres suivants : la géographie, le climat, les tempéraments, l'économie et la religion. Ainsi donc, les lois et la cohérence des législations sont tributaires de l'entité nationale. Montesquieu met au jour une vérité fondamentale : les lois publiques et politiques ne sont pas des lois religieuses ni divines, elles sont physiquement sociales et concrètement historiques, elles sont la résultante de causalités humaines et sociales. En cela, il rejoint Machiavel et Locke. En remontant au principe de causalité première, Montesquieu revient à Aristote (Politiques). Pragmatique comme Locke, il se préoccupe du réel et du concret plutôt que des grands idéaux abstraits (loi, égalité, liberté). Montesquieu ne perd pas le sens pratique quand il se soucie de souligner que ce qui détermine le citoyen, c'est la tension à l'équité et à la réciprocité et, partant, la recherche d'une justice concrète et de conditions pratiques de libertés pratiques par le respect du principe d'égalité. Montesquieu C. de S. L'esprit des lois (1748)