L'œuvre de Naguib Mahfouz occupe une place centrale dans la littérature arabe ; telle une toile, elle déroule sous nos yeux la société égyptienne à travers la vie cairote depuis les années 1920. On a ainsi pu dire de lui qu'il est le philosophe de la vie quotidienne. Pour lui, l'écriture résulte du rapport entre le réel et l'imaginaire. Et c'est à travers ce rapport qu'il construit son monde romanesque. « La langue utilisée dans mes romans comme relevant du dialectal. Il n'en est rien et j'essaie d'utiliser la pensée et la langue dans l'écriture. En réalité, j'écris dans l'arabe littéraire, mais il s'agit d'une langue vivante nourrie de l'esprit égyptien », précise-t-il. Quant à l'imagination, elle aide l'auteur à reformuler les faits sociaux dans leur quotidienneté par la recréation des éléments disparates qui composent le réel. Il en fait ses instruments privilégiés pour donner à sa vision sociale une dimension universelle. Le don de création de l'auteur est nourri de ses rêves intimes, l'inconscient, la mémoire et même... les cauchemars qui sont autant d'outils qui animent l'imaginaire dans la fonction créatrice. De même, ils aident à la mise en forme des contradictions sociales relevées dans le microcosme cairote qui lui sert de motif littéraire. De fait, Mahfouz conçoit la littérature comme une prise de conscience, un éclairage de la réalité sociale à laquelle il assigne un rôle dans la vie littéraire, car elle constitue tout ce que l'individu produit au cours de son conflit permanent avec le milieu auquel il appartient. En un mot, elle est un élément de l'expérience de l'humanité dans son évolution. En ce sens, avant de penser à l'écriture d'un roman, il faut un stimulant parce que, comme le dit notre auteur, « si je ne ressens pas une sorte de conflit avec la société, je ne peux m'imaginer écrire ». Dans l'œuvre de Mahfouz, les métaphores tourbillonnent au fil des pages, des vies simples ; des intrigues se nouent et se dénouent pour les besoins de l'histoire. Dans sa description de la vie cairote, l'émotion occupe des espaces taillés dans le quotidien. Usant d'une langue succulente, la plume de Mahfouz se révèle un scalpel qui dissèque sous nos yeux le vice autant que la vertu, l'archaïsme autant que la modernité. Ainsi, dans ses premiers ouvrages Rhadopis (1943) et Le combat de Thèbes (1944), le roman historique fut son terrain de prédilection. Par la suite, avec Le Caire moderne (1945) et Passage des miracles et sa fameuse trilogie (1956), Mahfouz intronise la forme romanesque dans l'écriture du monde arabe. A ce titre, il peut être considéré comme le père de la littérature arabe moderne. A part Miramar, dans lequel Alexandrie sert d'unité de lieu à l'auteur, dans l'ensemble des autres romans la trame est fournie par les quartiers populaires et les cafés du Caire où Mahfouz aime à flâner en quête de personnages et de dialogues, éléments fondamentaux pour la construction de ses intriques. C'est sans doute pourquoi il demeure attaché à l'histoire de son pays. Son itinéraire littéraire se confond avec la vie politique de l'Egypte à telle enseigne qu'on peut distinguer trois périodes majeures. D'abord, l'étape d'avant la révolution où régnait la Grande-Bretagne, puissance tutélaire de l'époque. Ensuite, l'avènement de la révolution conduite par Nasser laissant alors présager la libération de l'homme et la réalisation du socialisme. Enfin, la mise en place de « l'infitah » sous la houlette de Sadate. Mahfouz n'a pas manqué d'intervenir au débat par ouvrages interposés. Dans El Karnak par exemple, il entend protester contre l'appareil répressif à l'époque nassérienne. Lorsque parut Conversation sur le Nil, Abdelahlim Amer, l'un des dirigeants de la révolution, a pu déclarer que Mahfouz dépassait les limites (« Il faut le discipliner »). En ce qui concerne « l'infitah », Mahfouz a adopté une attitude réservée, mais il n'a pas adulé Sadate pour les accords dits de Camp David. Il est vrai que pour lui, il n'y a pas de contradiction pour le romancier (journaliste à El Ahram) à s'occuper de littérature et à se faire une opinion sur les problèmes politiques qui secouent son pays. Davantage même, il considère qu'il est en droit d'en parler par tous les moyens d'expression auxquels il peut accéder. Auteur de plus de quarante romans et recueils de nouvelles dont une vingtaine ont été adaptés au cinéma, Mahfouz peut être considéré - avec d'autres écrivains de renom tels Taha Hussein, Tewfiq El Hakim et Youssef Idris - comme le catalyseur de la littérature arabe dans son expansion auprès des autres nations ; ce, même si « la trilogie » a mis 40 ans pour être traduite en français. Ses trois volumes ont pour titres Impasse des deux palais, Le palais du désir et El Sukkaryia. Chronique sociale de l'Egypte de la première moitié du XXesiècle, ce cycle romanesque est la pierre de touche de son œuvre. Riche d'un millier de pages, il retrace à travers l'histoire de trois générations d'une famille de la petite bourgeoisie commerçante du Caire, l'évolution des idées ayant marqué l'Egypte entre les deux guerres. A l'instar d'un Bertolucci dans son film 1900 (fresque historique de l'Italie du XXe siècle), Mahfouz a posé patiemment les jalons de la description critique de cette classe sociale ayant surgi sur la scène égyptienne. De la même manière, en historien averti, il déroule sous nos yeux les courants politiques de l'époque (ont-ils changé depuis ?) : la gauche, l'islamisme et le libéralisme. Si Mahfouz adopte souvent la forme allégorique, que l'on ne s'y trompe pas, il est aussi un fin psychologue. Ses personnages sont décrits d'une manière aussi minutieuse que celle d'un portraitiste (notamment dans « la trilogie »). On songe à Balzac et à Zola, mais aussi à Joyce. Il utilise de fait certaines techniques littéraires occidentales. Toutefois, comme il l'affirme lui-même : « Moi, j'écris dans le style qui me convient et je me préoccupe peu de l'étiquette qu'on y collera. » Observateur perspicace de l'évolution de la société égyptienne, il constate que les opportunistes - auparavant progressistes - perdurent, ainsi d'ailleurs que les « fils de confiseurs » qui font des jouissances de ce monde leur principale préoccupation. Notre auteur ne manque jamais l'occasion de les fustiger. Procédant par ellipses, utilisant le flash-back (Aoulèd el hara, Les Enfants de notre rue et Al liss ou El kilab, Le voleur et les chiens). Il y exprime une vision critique du milieu social où il vit et qui laisse entrevoir ses différentes facettes, renonçant à l'habit étroit du simple observateur. Ce statut ne sied plus par la suite à ses romans où la sensualité le dispute à une certaine recherche du plaisir. Mahfouz, ascète ? Allons donc !