Avec son roman L'immeuble Yacoubian, El Aswany signe une fresque extraordinaire de la société égyptienne et signale l'émergence d'un grand écrivain. DL'Egypte est décidément pleine de ressources, sa culture riche et immense remonte aux temps des pharaons et elle surprend toujours. Il est vrai que le pire et le meilleur se côtoient et c'est ce qui fait la vie. Le bon grain sort de l'ivraie. La culture au sens propre du terme prend alors tout son sens. Au moment où je lisais L'immeuble Yacoubian de Alaâ El Aswany, j'apprenais avec une tristesse le décès de Naguib Mahfouz. J'avais entre les mains un roman qui m'a convaincu que la relève était assurée avec ce conteur, à l'instar de Naguib Mahfouz qui pouvait partir apaisé. L'immeuble Yacoubian est un roman d'une modernité surprenante tant le rythme narratif est soutenu, virevoltant, tenant en haleine tout lecteur impatient. Ce roman est un véritable phénomène littéraire d'abord dans les pays du Moyen-Orient au grand dam de certains maîtres à penser, il a été un véritable succès littéraire en Grande-Bretagne et au Etats-Unis dans sa traduction en langue anglaise et il suscite de plus en plus d'intérêt depuis sa traduction cette année en français. Ce succès littéraire est si spectaculaire qu'un film a été réalisé par Marwad Ahmed, avec le même titre que le roman L'immeuble Yacoubian. Le film a attiré le courroux des frères musulmans en Egypte qui ont tenté de l'interdire, d'en couper des scènes, de le censurer, en vain. Le succès du film est aussi spectaculaire et tout Le Caire s'est rué au cinéma pour voir ce film long de trois heures qui marque déjà le cinéma égyptien. Alors, quel est le sujet de ce roman ? Pourquoi un tel engouement ? Alaâ el Aswany, avocat de son métier, a eu l'audace de s'intéresser à l'évolution de la société égyptienne depuis le règne du Roi Farouk à la montée en puissance des frères musulmans dans la société égyptienne aujourd'hui. L'immeuble Yacoubian n'est, cependant, pas un roman historique, loin s'en faut. L'immeuble Yacoubian n'est pas un traité politique non plus. Et justement, parce qu'il n'est pas tout cela, qu'il démontre la magie de la littérature, la magie de la fiction. Les lecteurs à travers le monde ne s'y trompent pas. Alaâ El Aswany raconte des histoires qui ont un rapport avec l'Histoire. Cette fresque de la société égyptienne est racontée par le biais de quelques personnages bien campés. Mais le personnage principal du roman est, en fait, un lieu : l'immeuble Yacoubian construit en 1934 par le millionnaire Hagop Yacoubian, le président de la communauté arménienne d'Egypte. C'est un immeuble luxueux de dix étages « avec des fenêtres ornées de statues de style grec sculptées dans la pierre, des colonnes, des escaliers de marbre, un ascenseur dernier modèle de marque Schindler » construit pour la crème de la société. Tous les personnages du roman y habitent, occupant soit les beaux appartements bourgeois de la belle époque cairote comme Zaki ou Hatem Rachid, soit les cabanes construites sur les terrasses, qui servaient à l'origine de greniers et qui aujourd'hui sont occupées par une population pauvre mais chanceuse d'avoir ces habitations au centre-ville, comme Taha ou Boussaïna. Ainsi, sur la terrasse de cet immeuble cossu, grouille toute une population démunie qui vit pratiquement à la belle étoile, les cabanes étant fort petites. Cet immeuble est au centre du récit et en devient un microcosme de la société égyptienne d'aujourd'hui, entre dérision et décadence. Il n'y a pas de personnage principal dans ce roman, car tous ont leur importance, et chacun révèle l'évolution de la société égyptienne qui se voulait le fer de lance de la modernité arabe à l'époque, et qui aujourd'hui fait face à la montée de l'islamisme qui modèle une société refermée sur elle-même, une société sclérosée. Zaki Dessouki appartient à cette bourgeoisie cairote qui ne se retrouve plus dans le Caire d'aujourd'hui, qui crie son désespoir de voir l'immeuble Yacoubian se dégrader, la société qui change. Zaki Dessouki se bat pour garder au moins les apparences, c'est-à-dire être net dans sa tenue, être rasé, porter une cravate, être affable et poli. Personnage touchant, pris en charge par la jeune Boussaïna qui vit sur la terrasse et qui se bat contre les tabous, qui veut rester digne face à des employeurs corrompus et vicieux, qui veut rester moderne au milieu de la déferlante islamiste et donc qui résiste à Taha qui exige d'elle de porter le hijab après sa prise en main par les islamistes. Taha, le fils du gardien de l'immeuble dont le rêve était de devenir officier, mais à cause de ses origines humbles, il est rejeté lors de la sélection. La conséquence d'un tel refus est dramatique car il bascule dans l'islamisme et devient terroriste. D'autres personnages truculents, d'autres histoires d'habitants de cet immeuble Yacoubian sont contées, comme celle de Hatem Rachid à travers qui la question de l'homosexualité est posée. L'immeuble Yacoubian raconte des vies, raconte la richesse humaine de chacun, quelque soit son niveau social, raconte aussi les travers d'une société corrompue, sectaire, la fermeture de l'ascension sociale d'un régime qui par un manque de démocratie et d'ouverture fait le lit de tous les intégrismes. Le roman de Alaâ El Aswany, d'une actualité brûlante, pose une question fondamentale que devraient se poser de nombreux pays arabes : comment une société moderne et ouverte d'esprit peut-elle basculer vers une société où l'intolérance devient le mot d'ordre ? La question est ouverte et ce romancier égyptien, Alaâ El Aswany qui vit au Caire, la pose par le biais de la fiction, par le biais de l'art, par le biais d'un roman qu'il faut absolument lire. Alaâ El Aswany, L'immeuble Yacoubian, Paris, Actes Sud, 2006.