quiconque a suivi de près le mouvement de la littérature universelle au cours de la dernière décennie ne peut s'empêcher, aujourd'hui, de se poser la question suivante : que reste t-il de Cholokhov, (1905-1984), de Aitmatov (1928), de Boulgakov (1891-1940), de Mayakovsky (1893-1930), et de tant d'autres hommes de lettres qui ont été les chantres du réalisme socialiste durant 70 ans ? Le changement radical qui s'est opéré dans l'ex-URSS, on le constate bien aujourd'hui, a touché au plus profond toutes les sensibilités en matière de création artistique et littéraire au point de faire disparaître tous les repères. Mais, la littérature, la vraie, peut-elle se permettre le luxe de laisser sa place vacante ? On ne parle plus de réalisme socialiste. Cependant, les choses, d'après les échos enregistrés çà et là, vont leur train en se décantant petit à petit, comme cela a été le cas après le triomphe de la révolution bolchevique en 1917. A cette époque-là, les esprits fins et avertis s'étaient interrogés sur ce qu'il allait advenir des œuvres littéraires russes de l'ère classique, la réponse leur fut donnée par Lénine en coupant court à toutes les spéculations : la nouvelle littérature, celle du réalisme socialiste, a ses racines chez Tolstoï (1828-1910), Turgenev (1818-1883), Dostoïevski (1821-1881), Gogol et autres grands auteurs du XIXe siècle ! La nouvelle Russie, celle qui est revenue à ses premières frontières, peut-elle générer une littérature aussi belle et puissante que celle qui avait prévalu au cours du XXe siècle durant la gouvernance communiste ? La littérature, russe ou autre, est-elle condamnée à rester à la traîne de ce qui est politique ? Autant de questions qui restent sans réponse faute de données vérifiables sur le terrain. La perestroïka a fait boule de neige comme du reste la révolution culturelle de Mao. Nous ne savons même pas comment et quand les nouveaux programmes scolaires ont été élaborés dans la nouvelle Russie. Le changement a été d'une rapidité extrême, voire vertigineuse, et pourtant il a porté sur l'essentiel, c'est-à-dire sur la vision et l'objectif à la fois : de l'ère communiste à celle de la prétendue démocratie ! Nous sommes portés à croire que ce même changement n'a pas touché uniquement les sciences sociales, mais les sciences exactes également. C'est déroutant, n'est-ce pas ? Revenons à la première question : que reste-t-il des pontes de la littérature réaliste socialiste soviétique ? Tchingiz Aitmatov, a-t-il toujours sa place dans la nouvelle littérature russe, lui, qui vient de Kirghizie, c'est-à-dire d'une petite République de l'Asie centrale, dont le peuple n'a commencé à écrire proprement sa langue qu'après la codification de celle-ci en 1927 ? Reviendra-t-il, un jour, à sa langue maternelle, c'est-à-dire le khirguiz, ou restera-t-il exilé en langue russe, à l'instar de Malek Haddad qui se qualifia, en 1961, d'exilé dans la langue française ? Resull Hamzatov (1923-2003), gardera-t-il toujours son statut de l'un des plus grands poètes de la littérature russe, ou sera-t-il relégué aux oubliettes dans son Daghestan natal ? Même le grand Ievgueni Evtouchenko (1933) bien que Russe d'origine, et en dépit de longues courbettes faites en direction du monde occidental, se fait oublier de nos jours. C'est à croire qu'aucun écrivain de l'ère communiste n'a réussi jusqu'ici à quitter le purgatoire, pour ne pas dire l'enfer, depuis la chute de l'URSS en 1989. Posons maintenant la même question, mais, autrement : l'étudiant russe, potasse-t-il, et avec assiduité, les textes de la littérature soviétique, y compris ceux qui ont été traduits, dans sa langue, à partir des autres langues des anciennes républiques ? Ou, s'en détourne-t-il pour le simple fait qu'ils ne figurent plus dans son nouveau cursus universitaire ? Certes de l'ex-communisme, il n'en reste que des fragments, mais, cette fois-ci, la littérature connaîtra-t-elle quelques soubresauts, ou se fera-t-elle conduire docilement en direction de l'abattoir politique ? Il y a fort à parier que tout écrivain, digne de ce statut, tournera le dos à l'hybridation, même si celle-ci est en mesure de lui ouvrir les portes de l'universalité. Gogol (1809-1853), Pouchkine (1799-1837), Tchékhov (1860-1904) et autres grands écrivains de l'ère tsariste révolue à jamais demeurent égaux à eux-mêmes. Il en sera sûrement de même pour les véritables hommes de lettres qui ont émergé durant la gouvernance soviétique entre 1917 et 1990. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'au vu de la nouvelle configuration du monde, la création littéraire poursuit, calmement, son chemin. Elle peut être phagocytée çà et là, mais, l'entente ne se fera jamais entre elle et le politique. « L'esprit, dit Léopold Weiss, le grand humaniste allemand, ne peut pas être le serviteur du pouvoir, et le pouvoir n'aime pas les serviteurs de l'esprit ! » C'est là le propre, l'essence même de la littérature.