La transposition ne s'arrêtera pas, donc, là ! Matisse est toujours obsédé depuis son périple maghrébin par la recherche de la joie de vivre et du Ferdouas-Eden. C'est ainsi que pendant qu'il travaille la glaise du Nu couché I dit (Nu de Biskra), celui-ci tombe et s'effrite. Le peintre compense alors cet accident qu'il croit fatal (il est très superstitieux !), en peignant Nu bleu, souvenir de Biskra, dont la tridimensionnalité est quasiment excessive et donc quelque peu agressive. Totémique en fait. Avec une impression de pesanteur et de gravité cosmique qui en émane, à cause des muscles saillants et de l'ombre épaisse qu'il projette. Ni tout à fait abstrait ni tout à fait figuratif, ce Nu de Biskra est un signe fait de chair. Un être d'essence divine. Hors du commun. Ce tableau prépare Matisse à peindre les odalisques algériennes. Encore un nouveau tournant. Une difficulté à surpasser ce thème tant rabâché par les Orientalistes médiocres qui l'avaient maltraité, chargé de sous-entendus racistes et grivois, voire vulgaires et obscènes. Le flux et le reflux du sacré et du profane s'observent d'une période à la suivante chez Matisse. Entre 1906 (premier voyage en Algérie) et 1913 (premier voyage au Maroc), la productivité et le génie du peintre sont à leur apogée. C'est la période où Picasso découvre avec stupéfaction la modernité de l'art nègre millénaire ; Van Donguen dessinait les Fellahs égyptiens ; Roubaut était hanté par le sacré et l'extatique. « C'était une période de pure cosmogonie », dira plus tard Matisse. Toutefois, le retrait du « numineux » (terme inventé par Pierre Schneider pour exprimer cet ensemble de concepts qui va du mystique au mythique), après 1910, c'est-à-dire entre le voyage en Algérie et le voyage au Maroc, ne met pas Matisse en face d'une réalité dépourvue de sacré. En effet, très vite il trouvera au Maroc (1913-1915), l'univers mystique et mythique qu'il avait commencé à élaborer en Algérie. La première période marocaine qui dure donc deux ans est une période contemplative, escétique et épurée : croyants en prière, mosquées fabuleuses, sens merveilleux de l'humain. Le Maroc, à la vieille de sa colonisation par la France (1917), lui paraît comme la quintessence de l'harmonie. Ebloui par cette réalité, dont Goethe dira qu' « elle était un message céleste en langage terrestre », ce que confirme un nouveau tableau de Matisse : Le Café arabe, (1913). Cette œuvre comporte trois panneaux. Un consacré à l'action : Danse berbère, un autre à la passion : Musique arabe et le dernier à la contemplation soufie : Nirvana musulman. Chaque panneau représente un étage de café marocain, construit tout en bois ouvragé qui se situerait à Tanger ou à Tétouan. Matisse écrivit à son épouse : « Comme en Algérie, j'ai découvert au Maroc un art de vivre et un raffinement exemplaire. » La Grande Guerre (1914-1918) vient briser brutalement le mythe maghrébin de Matisse, et elle le relègue dans la mémoire nostalgique. En 1915, Matisse peint Les Marocains où pointe une nostalgie poignante de Marakech. Pendant toute cette période de la Première Guerre mondiale, le peintre obligé de rester en France (à Nice) joint ses souvenirs et sa nostalgie sous lesquels se dissimule le mythe de l'âge d'or, quelque peu exagéré dans la mesure où l'Afrique du Nord de l'époque vit dans une misère effroyable que l'occupation coloniale va amplifier. C'est donc dans son atelier de Nice que va grossir la passion musulmane du peintre et son expression hedoniste. Pendant toute la période des années 1920, il ne voyagera plus et va vivre sur sa mémoire. Il ne créera plus, mais refera les mêmes tableaux que les voyages en terre d'Islam lui ont inspirés : Les hommes de Tanger ; Les Odalisque d'Alger, Les Jardins de Biskra ; Les Paravents mauresques ; Les Tapis de Constantine ; Les Rues de Fès ; Les Femmes de Constantine ; Les Souvenirs de Tunis ; Les Terrasses de Hammamet ; Les Odalisques d'Istanbul, etc.