De toutes les questions de pensée politique qui taraudent les intellectuels libéraux du monde arabe, il y a une de particulièrement tourmentée : « Pourquoi cette immense impuissance de notre pensée et de notre conscience sociale devant l'absence de liberté et de démocratie ? » L'interrogation, escamotée tout au long de la lutte anticoloniale, refermée de vive force par l'édification autoritaire de l'Etat-nation, jetée aux orties dans la foulée de la poussée de l'islamisme radical, ressurgit à nouveau, mais dans un contexte autrement défavorable, marqué au fer rouge par la déshérence de l'utopie nationalitaire, l'essoufflement des passions patriotiques, l'humiliation collective devant l'échec historique, le ressentiment face à la domination, la haine de soi... Hélé Béji, parmi tant d'autres, a posé cette question atterrante au tout début des années 1980 dans son ouvrage au titre prémonitoire Le Désenchantement national. Si l'intellectuelle tunisienne avoue son hésitation à donner la causalité de cette lourde carence démocratique, elle n'en a pas moins le mérite d'avoir révoqué en doute les réponses qui se repaissent de certitudes rassises abondamment servies par l'inusable « théorie du complot » : « La dépendance néocoloniale ne détermine pas tout l'espace politique que nous vivons » car, précise-t-elle quelques lignes plus loin, « la faiblesse économique de l'Etat national n'entraîne pas son agonie politique ». L'éminent penseur Abdallah Laroui situe le ressort de cette « agonie » dans l'histoire du politique : « La matière première de la politique [...], héritée et vivante, écrit-il dans son Islam et Modernité, n'est guère le meilleur élément formateur de l'esprit démocratique. » Celle-ci est en effet dominée par « l'Etat patrimonial pur dans lequel le souverain possède tout et exige la soumission de tous ». Hamid Ennayat va plus loin encore en soumettant la littérature islamique au filtre de la pensée critique qu'il affectionne tout particulièrement. Pour l'auteur de Modern Islamic Political Thought (la pensée politique islamique contemporaine), l'entreprise visant à concilier « shura » (consultation) et autre « bay'a » (allégeance) avec les concepts de « représentation » et « délibération » forgés par les Modernes relève à proprement parler d'un « bricolage idéologique », théoriquement vain et intellectuellement stérile. Publié en 1982, l'ouvrage de cet historien de la pensée est autrement stimulant qu'il permet, en convoquant l'instance épistémique, de mieux comprendre le rapprochement réalisé au niveau idéologique entre nationalistes et islamistes arabes... sous les auspices de Hassan Tourabi, le théoricien haut en couleur de la « jurisprudence de la nécessité » (fiqh al dharura). Un bricolage somme toute commode et confortable dont le succès éditorial traduit, en creux, l'hostilité farouche déclarée à l'égard du travail de déconstruction intellectuelle de l'héritage (thurath) que mènent les penseurs arabes contemporains, tels que Mohammed Arkoun et Nasr Abu Zeid. L'auteur de Critique de la raison islamique a été tout bonnement occulté en dépit de l'extrême importance de son œuvre sur « l'humanisme arabe et l'islamologie appliquée ». Moins chanceux que son prédécesseur, l'auteur de Critique du discours religieux a été, lui, excommunié et menacé de mort pour avoir étudié le texte coranique comme « un produit culturel et historique » appelant une « interprétation » ! La conclusion forte à laquelle est parvenu Hamid Ennayat n'est donc pas dénuée de fondements ; elle rejoint celle de Charles Butterworth, lequel estime que « ce n'est pas une série particulière d'idées dans la pensée politique arabe qui a facilité le gouvernement d'un seul ou d'un petit groupe, mais l'absence complète d'une telle pensée ». En effet, tourmentés par la peur obsessionnelle de la fitna, les docteurs de la Loi (fuqaha) ont refoulé, quatorze siècles durant, la question fondamentale du gouvernement pour ne se focaliser que sur celle de l'unité de la umma, fusse sous l'empire d'un despote : « Soixante ans sous un imam injuste plutôt qu'une seule nuit sans gouvernement », disait Ibn Taymiyya ! On connaît désormais la justification de l'absolutisme que cette conception a autorisée depuis en terre d'islam... Bref, « l'obsession de la survie communautaire, résume le politologue Ghassan Salamé, serait donc à l'origine d'un manque séculaire d'imagination pour trouver des régimes alternatifs à l'autoritarisme ». Mais à l'heure où le « clash des civilisations » est célébré, de part et d'autre du limes, comme paradigme de lecture des convulsions internationales, l'épouvantail de la fitna risque de servir, une fois de plus, de repoussoir à la pensée critique, sans laquelle il ne saurait y avoir de démocratie. L'on comprend alors pourquoi les régimes arabes contemporains persistent à préférer l'enseignement du dogme (et de la mytho-histoire) à celui de la Raison : le premier prépare à la servitude, la seconde à la libération du citoyen.