Le peuple serait-il contre la démocratie ? La question peut paraître provocante à souhait ; certains verraient même en elle l'expression madrée d'un préjugé antipopulaire malveillant. Tout air éploré mis de côté, poser la question n'est pas, au demeurant, suggérer la réponse. De plus, sauf à considérer que la démocratie s'offre d'en haut et qu'elle n'est pas affaire de luttes d'en bas, l'interrogation s'impose d'elle-même : après quinze années de « transition démocratique », de « marches spontanées » et d'élections « pluralistes », le pays accuse - pour employer un doux euphémisme - un déficit démocratique plutôt structurel. La raison fut de tout temps imputée au « Pouvoir », symbole s'il en est de l'impuissance démocratique du peuple. Sans sous-estimer en rien la résilience des verrous plantés par le Prince en politique comme en éducation, au niveau de l'Etat comme au sein de la société, une analyse sérieuse de cette absence de démocratie ne peut s'offrir le luxe d'épargner le « peuple » de l'« examen de conscience » qui devient d'une urgence impérieuse. Refuser par conséquent de porter l'interrogation sur ce singulier collectif si difficile à circonscrire qu'est le peuple participe au mieux d'une philanthropie attendrissante, au pis d'un populisme intellectuel. L'interrogation n'est donc ni polémique ni désobligeante, elle est au cœur d'une réflexion de science politique sur les causes pouvant expliquer l'impotence de la revendication libérale, la faiblesse de la passion démocratique dans certaines sociétés : pourquoi le « peuple » ne pousse-t-il pas, ici, comme cela fut précisément le cas dans des régimes autoritaires autrement plus musclés, tels que la Pologne, la Géorgie et tout récemment encore l'Ukraine, vers l'instauration d'un régime démocratique respectueux de l'alternance comme des libertés individuelles et collectives ? Pourquoi les masses se préoccupent-elles si peu, ici, de la façon dont elles sont gouvernées ? Un ancien haut responsable faisait remarquer, en privé, l'absence de militantisme des Algériens ; une façon pour lui de souligner l'infortune du politique à faire porter la revendication démocratique par le « peuple » à l'heure de la redistribution clientélaire des revenus de la rente et de la consolidation du système politique. Désabusé, ce dernier dirait en dernière analyse que les « masses, au fond, acceptent facilement d'être mises sous tutelle, quitte à basculer dans la violence lorsque celle-ci en vient à perdre de son efficace ». A ce constat désillusionné de l'élite, le « peuple », lui, pourrait invoquer pour sa défense l'argument de « la répression du Pouvoir ». L'ennui est que les deux thèses sont pour ainsi dire soutenables. Y aurait-il alors, au bout, une stratégie du « ticket gratuit », qui serait observée de conserve par le « peuple » et son élite ? Le problème est que la démultiplication des « tickets gratuits » annule de facto la possibilité d'une action collective. Or sans action collective, il est difficile d'imaginer une démocratisation : la boucle est ainsi bouclée. C'est à ce stade de l'analyse qu'intervient la thèse confuse de la « dépolitisation » : donnez le pain et le cirque au peuple pour l'éloigner de la sphère de la politique, par conséquent de la revendication de démocratie. L'affirmation est très ancienne, elle remonte à l'antiquité romaine. Juvénal devait l'exprimer dans un proverbe fameux : « Le peuple romain, qui, en d'autres temps, distribuait magistratures, faisceaux, légions, s'est fait plus modeste : ses vœux anxieux ne réclament plus que deux choses : son pain et le Cirque. » Dans la même veine, le comédien Pylade devait s'adresser à l'empereur Auguste : « Il est de ton intérêt, César, que le peuple passe son temps à s'occuper de nous. » L'explication est séduisante mais par trop simpliste. Elle part d'un postulat (fondé par Aristote) selon lequel l'homme est politique par essence ; que « tout homme devrait faire de la politique et ne pas laisser le gouvernement le faire sans lui ». Les hommes ne sont cependant nulle part conformes à cet idéal grec de la participation active des citoyens aux affaires de la Cité. Depuis Benjamin Constant, l'idée, on le sait, a été battue en brèche : la liberté des Modernes est désormais « soustraite » à la politique ; celle-ci commence là où finit celle-là. Et si tel n'est pas le cas, alors la dépolitisation sévirait partout, c'est-à-dire nulle part ! A y voir de plus près, la thèse de la « dépolitisation » enferme deux contradictions à tout le moins : elle idéalise l'homme en le considérant comme un être politique par essence ; elle le déprécie ensuite en affirmant inévitable sa « corruption » par le pain et le cirque. Bref, la vertu dormitive de la dépolitisation n'explique pas tout. D'autres facteurs agissent contre la passion libérale de la démocratie : certains relèvent de l'instance du politique, d'autres du culturel, d'autres encore de l'histoire. A quoi sert-il alors de les réduire au silence ? Il est toujours peu original, écrit Guy Hermet en conclusion de son livre Le peuple contre la démocratie - publié en 1989, année où les spécialistes célébraient le triomphe de la démocratie dans le monde de l'après-guerre froide - de « vouloir prédire que tous les maux doivent trouver remède, en prétendant par exemple se convaincre ici de ce que l'aube de la vertu démocratique est en train de poindre ».