C'est quand Art Garfunkel a annoncé la chanson America que les pleurs ont commencé. « C'est une chanson sur mon pays, une période et une place qui n'existent plus », lance Garfunkel, alors que Paul Simon hoche la tête en guise d'acquiescement. Et que dire du mien alors ? Mon Algérie qui fout le camp en criant gare. Au fur et à mesure que s'égrenaient une à une les chansons de ce duo de charme et de rêve qui a marqué la génération des baby-boomers des années 1960 et inspiré la génération hippy, défilaient dans ma tête des images et les souvenirs d'une Algérie où il faisait bon vivre, une Algérie joyeuse, fière d'elle-même et prometteuse. Les images des années passées au lycêe Okba, de la drague devant le lycée Frantz Fanon et du proviseur, M. Tedjini, qui renvoyait vers le coiffeur du coin le matin, avant la cloche de 8 h, les adolescents aux cheveux longs. Mon ciné... Les souvenirs de ces cours inoubliables qui nous ont fait decouvrir Al Khansa et Molière, Zola et Mouloud Feraoun, Victor Hugo et Antar Ben Cheddad, Baudelaire et Abou El Kacem Echabbi. Les souvenirs des films d'Elvis Presley et de Abdelhalim Hafez aux cinemas Nedjma, Rialto, Mon Ciné, Marignan et autres salles mythiques. Les images des classeurs sur lesquels on collait gauchement des photos de ce duo et celles de Che Guevara, Fidel Castro et Ho Chi Min. Les images de l'initiation au cinéma d'art et d'essai à la cinêmathèque avec les séances-débat en présence du réalisateur jusqu'a une heure tardive de la nuit. Les souvenirs des fêtes de fin d'année et des vacances de Noël au lycée passées en compagnie de groupes rock, folk et country music qui reprenaient justement les tubes de Simon et Garfunkel, des Bee Gees et d'Elvis Presley. Les images de la guerre du Vietnam. Jeudi dernier, à Hyde Park, la nostalgie de cette Algérie-là, en écoutant les deux troubadours chanter, n'avait d'égale que celles de ses 50 000 fans qui sont venus se remémorer les souvenirs d'un temps bel et bien enterré. Une femme à côté de moi, la soixantaine passée, était inconsolable. Pour la première fois depuis 22 ans, le duo hors pair de New York était de retour en Grande-Bretagne, concluant une tournée qu'ils ont décidé d'appeler The Old Friends Tour Derrière les grandes barrières protégeant l'enclos dans lequel ils se produisaient, des milliers d'autres écoutaient leurs ballades sous un ciel pour une fois clément en ce mois de juillet anglais, alors que les derniers rayons d'un timide soleil se dissipaient à l'horizon. De nombreux fans présents lors de ce concert n'étaient pas encore nés en 1968 quand Simon a écrit America. Pour les plus vieux, les années soixante constituent une grande partie de leur identité. Des images de Nixon et du débarquement sur la Lune de l'équipage d'Apollo défilaient sur des écrans géants, histoire de recréer l'ambiance de ces années-là. Appollo, Applon Dans chacun de ceux âgés de plus de cinquante ans, il y avait un enfant ou un adolescent. Le répertoire de Simon et Garfunkel est éternel. Le duo était visiblement aussi ému que leur audience par l'intensité de l'événement et une cascade de chansons que ne pourront altérer ni les ans ni les concerts à répétition. La chanson Hazy Shade of Winter a laissé place à I Am a Rock, les deux tubes ayant gardé leur fraîcheur, et continuent à vous donner la chair de poule. L'excellent orchestre s'est ensuite lancé dans Zebra. « Les zèbres sont des réactionnaires, les antilopes sont des missionaires, avant que Simon ne se retire de la scène pour laisser Garfunkel seul. « La prochaine chanson est pour moi la meilleure que Paul ait écrite », avant de commencer à fredoner, sur un air de guitare, la célèbre Kathy's Song, dont le refrain est To England where my heart lies (à l'Angleterre où se trouve mon cœur), reçu par un tonnerre d'applaudissements par la foule. Il se sont rencontrés au collège à l'âge de 12 ans, les deux ont maintenant 62 ans. « C'est le 50e anniversaire de notre rencontre », lance Garfunkel. « Cela veut dire que nous avons passé 48 ans à nous chamailler », ironise-t-il. « A l'époque, nous voulions chanter comme Everley Brothers », poursuit-il. « Mesdames et messieurs, les Everly Brothers ». Et hop sur la scène, voila Don et Phil qui se lancent dans Bye-bye Love, Wake Up Little Suzie et Dream, avant de rendre les feux de la rampe au duo de génie. Suivent alors Scarbourough Fair et Homeward Bound qui trahissent des voix qui n'ont plus la force des cordes vocales quand on a 20 ans, mais qui sont restées profondes et toujours aussi mélodieuses. The Sound of Silence (l'image du lycée Okba revient dans ma tête) suivie de Mrs Robinson et de Bridge Over Troubled Water résument la nature exceptionnelle de leur talent et de leurs mélodies qui continuent de faire rêver des millions à travers le monde. Après un « encore » pour Cecilia, le finale a été réservé à The Boxer pour confirmer que nous étions vraiment en presence de génies. A ce moment-là, je n'ai pu m'empêcher de pleurer. La femme à côté de moi regarde et murmure : « I am sorry ! »