Que retenir d'un livre, récit qui égrène une multitude de souvenirs d'enfance sublimés parce qu'enveloppés d'opacité temporelle et de voilages coupables ? Dans ce prisme éclaté, trompeur à ravir et se jouant des mémoires les plus coriaces, le regard ne peut être qu'au-delà et en deçà de ce qui fut, de ce qui a été. Il y a bien sûr l'humanité dans toute sa moralisante splendeur et, surtout, dans toute son écrasante magnanimité qui oblige à croire à ce que sans doute, peut-être, il est inutile de croire... Je ne tairai point l'immense plaisir que j'ai eu à retrouver quelques agréables souvenirs que notre étrange mémoire s'amuse à enfouir au fond de ces petits tiroirs que le regard oublie sans raisons apparentes. Souvenirs d'objets fascinants qui ont fait briller nos pupilles d'enfants, jeux et principes de jeux lointains cent fois inventés et que l'âge adulte ridiculise, rues et ruelles mille fois arpentées et regardées avec l'esprit de ces autres êtres venus d'ailleurs et que nous, enfants inconnus ou méconnus du « Village arabe », comme il est écrit bien au milieu d'une tache blanche éblouissante d'injustice sur cette carte de Constantine qu'un vieux camarade de classe français m'a tendue lors de récentes retrouvailles amicales. « 1952 », il est noté dans un coin de ce plan qui nie effrontément l'existence des « originaux », et j'avais à peine quatre ans, ignorant que ma ville à moi - celle des indigènes -, ce joyau ancestral, ce cœur de diamant, n'était qu'une misérable et insignifiante « réserve » innommable. J'ai terminé le récit du docteur Bensimon en me disant que, malgré les 43 ans passés, le préjugé n'a pas maigri d'un gramme, pas bougé d'un iota car, les présomptions et les persuasions, les idées reçues, faites et surfaites et jamais défaites, ont la peau coriace. Elles sont là, au tournant d'une page, au bout d'un chapitre, entre deux lignes, rappelant régulièrement que l'Arabe est sale, obscur dans ses desseins, sournois surtout. Malheureusement, pour tous ceux qui ont perdu leur soleil sous ce pont qui ne cesse de balancer au gré des rafales des émotions et de petits vents de discordes encore ruminées, le souvenir est plus amer que le baume qu'on étale sur les pages des blessures. En page 117, il est écrit : « (...) L'imposante statue équestre du général Lamoricière. Je suis persuadé que ce vestige honni d'un passé de vaincu a depuis longtemps été déboulonné par les Algériens et que la place magique de mon enfance a perdu son cavalier. » Une injustice (encore une !) jetée à bout de bras au-delà d'un demi-siècle. Bizarre est ce hasard qui a voulu qu'à quelques semaines à peine de la lecture de ce récit, je retrouve cette statue déboulonnée et re-boulonnée par les Français eux-mêmes au milieu d'une place de Nantes, ville natale du général. Je jure et en ai même la preuve. J'entends les commentaires. Il y a, comme cela, des affirmations et autres genres de phrases qui soulèvent un coin de rideau qu'on croyait naïvement définitivement tiré sur cette mauvaise tragicomédie des races. Et j'ai failli être convaincue qu'il existe des peuples qui, farouchement, refusent la civilisation que ses porteurs croient être la meilleure lorsque j'ai lu, je cite : « L'Histoire a des sursauts parfois sinistres et le Destin ricane peut-être quand il voit aujourd'hui ce que les Algériens ont fait de leur indépendance reconquise. » J'ai souri en repensant à Robinson Crusoé et une phrase de mon amie Fatiha Nesrine m'est revenue à l'esprit : « Je suis une barbaresque barbotant des barbarismes fleurissant en Barbarie. » (in La Baie aux jeunes filles, L'Harmattan, 2000.)