Un récit sensible qui plonge dans l'enfance mais réussit, à travers elle, à évoquer le présent, voire l'avenir. Fadéla M'rabet n'est pas une romancière. Elle n'est pas nouvelliste non plus. Nous avons souvent évoqué ses ouvrages dans les colonnes d'« Arts & Lettres » et ce qui en ressort, c'est que cette écrivaine surprend. Elle est restée en effet inclassable, passant de l'essai avec un écrit contestataire concernant la situation de la femme algérienne dans les années soixante-dix, à la poésie, puis ensuite au récit de voyage et, enfin, aux récits courts où elle se raconte. Le dernier récit publié s'intitule Le Muezzin aux yeux bleus, un titre pour le moins surprenant. Pourquoi s'intéresser a priori à la couleur des yeux d'un muezzin ? A la lecture des premières pages, le lecteur peut se demander s'il n'est pas en train de lire un essai sur la religion, tant l'écrivaine sublime certains traits et faits en rapport avec le sacré. S'agit-il d'une attirance vers le religieux, tout à fait légitime et respectable en soi ? Lorsqu'on a lu les précédents textes de Fadéla M'rabet, on peut être quelque peu étonné. Cependant, à mi-chemin de ce récit de 93 pages seulement, elle livre enfin son message et son désir de mettre en valeur une certaine idée du rapport entre le spirituel et le temporel, entre la tolérance et l'intolérance, entre le fanatisme religieux, l'intégrisme et l'ouverture d'esprit. En fait, Le muezzin aux yeux bleus est provocateur dans la mesure où il mêle justement les sentiments et les ressentiments que vit l'Algérie d'aujourd'hui, c'est-à-dire entre le matériel et le spirituel, le privé et le public, tout cela par le biais d'un retour à l'enfance, aux années-bonheur envisagées pour comprendre le présent et lui trouver des perspectives. Il y a un peu de la sublimation de la pureté et du paradis perdu aussi. Il est incontestable que la fillette qu'elle était bénéficiait d'un rapport fusionnel et plein de respect avec le père, le paterfamilias. Cet érudit bilingue, nous dit-elle, était un sage, familier des idées des philosophes arabes. Il lisait le Coran et le comprenait surtout et il maîtrisait également la langue et la culture françaises. Cette chance faisait de lui un être tout à fait à l'aise face à sa double culture et face à l'histoire. La conséquence première de ce fait est que Baba parlait d'égalité entre les filles et les garçons de la maisonnée. Sa foi inébranlable et sa pratique quotidienne de la religion ne l'empêchaient pas d'avoir confiance en ses filles, chose remarquable quand aujourd'hui, en Algérie ou ailleurs, certains, et ils sont nombreux, confondent vite religion et intolérance, foi désintéressée et intégrisme primaire et pratiquent une religiosité nerveuse dont, il faut bien l'admettre, la femme est la première victime. Fadéla M'rabet nous parle d'un temps où l'on priait sans que cela ne soit un acte ostentatoire. Elle nous parle d'une époque où la religion était vécue sereinement, sans agressivité, sans acrimonie, sans violence, où l'acte religieux était vécu dans la joie et le plaisir, un temps où on pouvait remarquer que le muezzin avait les yeux bleus et que sa voix était belle, mélodieuse, inspiratrice, car ne passant pas par des haut-parleurs mal réglés et assourdissants. Jugez-en : « Même les agnostiques, même les athées sont émus quand ils entendent le muezzin, émus comme par un souvenir d'enfance ». Dans ce récit, la narratrice évoque avec bonheur l'insouciance de ces jours heureux dans une langue épurée et bien construite. Elle réussit à créer une atmosphère typique des années cinquante, dans une ville algérienne de province, en l'occurrence Skikda. Cette légèreté n'est qu'apparence car de véritables questions sont abordées dans ce récit comme la question des langues. Langues détournées après l'indépendance au profit des idéologies : « La langue de Dieu est devenue la langue du pouvoir. Les hommes de pouvoir s'autoproclament représentants de Dieu … Le pouvoir est désormais de droit divin ». Ainsi, ce père adulé devient sa référence contre ceux qui ont utilisé et la langue et la religion au seul souci de leur profit. Ce père, Baba, ne désirait pas la sainteté pour ses fils et pour ses filles mais seulement l'intelligence du cœur, le savoir et la culture, vertus fondamentales à ses yeux. Fadéla M'rabet replonge dans une enfance idéalisée certes, nécessairement positive, car l'enfance marque, souvent transformée en paradis perdu, ce temps de jadis ! Et on vibre avec la grand-mère, la mère, les tantes qui rappellent les senteurs, les effluves, les odeurs des gâteaux, du miel et du café fumant de l'après-midi lorsque les femmes se réunissaient. Cet ouvrage parle des sorties furtives, des paysages et de la mer de Skikda, cette mer toujours vue de loin : « Je reste la petite fille de Djedda, à la recherche des émotions qui me submergeaient dans les maisons où je l'accompagnais, des odeurs de mes promenades à ses côtés, celles puissantes des champs de thym qui bleuissaient les collines de Skikda ». Cette grand-mère, sûre de sa personnalité et de sa foi, n'avait pas peur des hommes et ne tremblait pas devant Dieu. Ce retour aux sources semble être un besoin vital pour la narratrice qui revient sur la bi, voire la tri-culturalité de l'Algérie. Ce va-et-vient entre l'arabe algérien, langue par laquelle le peuple s'exprime, et le berbère, entre l'arabe dit classique et le français et les autres langues est constant. Elle aborde ces problématiques sans formuler une théorie (ce n'est d'ailleurs pas l'objet d'un récit), laquelle est toutefois sous-jacente. Fadéla M'rabet parle avec son cœur et semble vouloir toujours témoigner de la richesse de pouvoir disposer de plusieurs cultures. Fadéla M'rabet, Le muezzin aux yeux bleus. Editions Riveneuve, Paris, 2008.